A l’abri des pierres du Tinel de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, Laëtitia Guédon tourne autour de la figure de Penthésilée, épousant tous les angles de la reine des Amazones dans un rituel puissant et délicat. Pris dans cette spirale, nous nous laissons porter avec fascination, avide de découvrir le monde nouveau qui se cache au-delà de l’œil du tourbillon.
Le spectacle se présente comme un opéra en deux tableaux. Après l’ouverture, chant guerrier guttural ou transe sexuelle respiratoire, nous sommes invités à assister à la longue agonie de la reine, à peine transpercée par le javelot d’Achille. Un trio incarne trois faces de la guerrière, persona diffractée en âge, corporalité, sexe. Trois manières de mourir, dans le râle de la voix, dans le corps dansant qui se cabre et chancelle, dans la parole qui confesse tout avant de rendre l’âme. Le héros grec, quant à lui, n’aura pas droit à sa substance ; ses quelques questions à celle dont il tombe amoureux, pour la maintenir en vie quelques instants, seront projetées en vidéos. Ce qui compte c’est le déploiement sous nos yeux de tout un univers caché sous l’armure de combat, envers du décor de la condition féminine invisibilisée par les « hommes-porcs et les hommes-poulpes ». Cette Penthésilée multiple se sacrifie pour mieux déchirer le ciel nocturne et laisser entrevoir les lueurs de l’aube.
Commence alors le second tableau porté par un quatuor lyrique, chœur de femmes qui déplace le champs poétique sur un terrain transcendant. Il s’agit d’aller au-delà, vers l’inconnu grisant. Nous quittons la moiteur du hammam pour adresser une prière aux grands espaces. Chants de deuil, requiem pour dire adieu à la maison et pour se porter chance dans cette nouvelle vie de pionnière que propose l’oratorio-manifeste de Marie Dilasser. Ici encore, distorsion du temps, savant mélange du passé et de la prospection, utopie véritable puisque encore à l’état de désir.
Avec beaucoup d’intelligence et de maîtrise de son propos et de son art et par une proposition politique radicale, Laëtitia Guédon évite tous les pièges tendus par une thématique en apparence consensuelle dans une salle de théâtre : la lutte des femmes pour leur émancipation. Penthésilée commence par se sacrifier elle-même à son combat. Elle appuie sur le bouton nucléaire de la lutte des sexes et dans cette fulgurance apparaît l’amour. Lavés par le souffle de cette détonation, nous pouvons enfin entrevoir une nouvelle relation au monde, pas un monde où l’ordre serait renversé, où une domination en remplacerait une autre, mais un monde dans lequel l’ordre est déversé et, devenu liquide et donc éminemment souple et mouvant, se répand et circule en chacun de nous. Le texte magnifique de Marie Dilasser propose une langue hybride : volutes lyriques teintées d’archaïsmes mythologiques qui peignent des paysages complexes et raffinés qu’elle relève d’évocations quotidiennes hyper-concrètes, comme un soupçon de piment sur la langue qui viendrait réveiller notre âme et aiguiser notre conscience tentée de se perdre dans la rêverie utopique.