© Jean-Louis Fernandez

Lazare est un poète hostile à la clarté, pour qui la revitalisation de la mythologie ne suppose pas de transformer les mythes en allégories. A l’heure où le mythe, affectionné par un théâtre contemporain nostalgique des grands récits, est souvent réduit à son « essence squelettique » (expression de l’artiste Breit Beiley) pour le faire résonner avec un contexte déterminé, Lazare (en collaboration avec Anne Baudoux) cherche davantage à « casser » le conte. Dans un spectacle réjouissant d’inventivité, qui renoue avec la vitalité brute de « Au pied du mur sans porte », il refait (comme le souhaitait Barthes) du mythe une « parole » de l’instant, c’est-à-dire tout le contraire d’un discours : une histoire en acte et en corps. 

En choisissant l’histoire de Psyché, édifiée par les « Métamorphoses » d’Apulée, l’artiste dépièce  les hardes misogynes du texte originel. Psyché n’existe plus dans son théâtre par l’entremise réifiante du « on », elle n’est plus cette jeune fille éplorée dont « on admire ses formes divines comme on admire le chef-d’œuvre d’art statuaire. » Elle échappe même à son patronyme allégorique, qui faisait d’elle une âme éthérée et indéterminée, suspendue dans l’attente d’un corps qui lui apparaît grâce à Cupidon. Lazare souhaite faire de Psyché une jeune fille active, mue par une soif insatiable de connaissance. Toutefois, et comme toujours dans son théâtre dont le plateau énergique et organique, où tout est infiniment réversible et rejouable, contredit toutes les intentions intellectuelles, l’interprète (remarquable Ella Benoit) est moins une psyché qu’un jeune corps sans discipline, qui semble activer d’elle-même les situations et échapper à tous les oracles et toutes les prédictions dramaturgiques. Voilà la politique fructueuse de ce « Coeur instamment dénudé » : déplacer théâtralement, sans attendre la venue masculine, la psyché dans un corps illisible et indomestiqué, et faire de la jeune femme une héroïne « debout sur le vent »  affrontant un monde contemporain qui rend le corps « désinfecté » et « invisible ». 

Alors, l’invisibilité imposée par Vénus à Cupidon n’est plus ici un trucage divin mais le symptôme d’une aseptisation et d’une disparition de la beauté, beauté que Lazare ne voit pas comme une apparence parfaite mais comme une puissance indomesticable, comme une anfractuosité qui dérange et qui brave l’oubli. Et c’est seulement en creux que le spectacle, dont la grande beauté naît elle-même de l’imprévisibilité de son corps théâtral hybride esquisse une dystopie contemporaine, grâce aux musicien-ne-s  et aux lumières hétéroclites de Kellig le Bars, qui créent des îlots poétiques très surprenants. De fait, les deux sœurs de Psyché, qui ne sont plus seulement ces « furies » jalouses et cupides que croquait Apulée, leur parole ayant ici la force d’un avertissement féministe face à la monstruosité éventuelle de l’amant, s’écrivent comme de jeunes corps vides et sans énergie. L’un « mange des gâteaux toute la journée », l’autre « n’écoute plus que de la techno. » Mais là où le théâtre, a priori purement fantaisiste et foutraque de Lazare change tout en utopie politique, c’est qu’à aucun moment les corps en présence ne jouent et n’entérinent cette crise du vivant.

Car la poésie lazarienne apparaît comme la verve énergisante qui ressuscite le corps contemporain (venant ainsi braver ce monde apoétique où les « robots » ont détrôné « Rimbaud ») et en même temps comme un vivier de signes que l’acteur doit à tout prix contredire et déborder physiquement. La force virale et la sur-présence de tous les interprètes en font les habitants actifs du lieu scénographique, sorte de château en flammes, fortifié sur les cendres burlesques de Brecht  et de François Tanguy par des cascades de praticables. Le corps en énergie apparaît comme l’espace de la cassure, de l’effraction. Et si les trois jeunes interprètes (nous louerons aussi les prestations de Paul Fougère et d’Aya Baya) pourraient cristalliser toute la fougue, Lazare semblant idéaliser le jeune corps comme zone d’emportement du sens et comme théâtre à part entière, la jeunesse circule entre tous les huit athlètes du cœur en présence (le texte dit que le cœur est l’endroit de « l’adolescence »). Pour combattre cet « acteur du futur » qui pourrait être « l’homme invisible », Lazare rouvre un sanctuaire théâtral où l’instamment des présences et le carnaval humain qu’elles portent en elles règnent constamment. Alors, si l’âme et le corps ne semblent plus s’opposer dans cette esthétique où le mystère de l’une est décuplée par la fureur du second, c’est pour mieux narguer par la puissance du jeu le mythe et la séparation amoureuse qui était écrite. C’est affronter, sans doute aussi, une séparation plus douloureuse encore entre une assemblée de corps écorchés par l’instant : la fin prochaine du théâtre, que ce magnifique spectacle semble à la fois pressentir et ignorer.