DR

S’il est une recherche d’identité puissante et inévitable, c’est bien celle des peuples sous esclavage émergeant à la liberté. Esclave, son être est défini par son maître qui l’enferme dans une case prédéterminée et sans marge, une case qui le fonctionnalise, être-machine dédié à la satisfaction d’une tâche ou d’un désir. Par sa libération, l’humain va trouver dans la révolte un chemin pour se construire. L’exercice du choix va lui permettre de construire sa singularité, son identité, chemin d’une urgence telle que la mort peut être un moyen d’y parvenir si tout le reste s’avère vain. Combat essentiel pour le collectif mais perdu d’avance individuellement face à une administration qui utilise toutes les armes bureaucratiques et de la censure pour empêcher l’émergence.

Joseph Malan va nous fasciner par son récit de vie: né dans cette condition, sans avenir autre que l’obéissance et l’ignorance. Repéré jeune, il pourra accéder dans les conditions de l’époque à l’éducation qui lui ouvre ensuite les portes de la connaissance et l’amour du jeu théâtral. Il part à Londres où il construit carrière et réputation dans les brumes qui auront raison de son appétit de vivre ailleurs qu’en Afrique du Sud, sa terre de naissance. Il repart alors, à la stupéfaction de ses amis tant anglais que sud-africains, pourquoi retourner dans cet enfermement, cette moiteur d’un régime à bout de souffle. Engagé, il développe une approche populaire du théâtre, persuadé de la puissance du Verbe pour accélérer le cours de l’histoire. Brisant les us avec l’aide d’un ami d’enfance, blanc, qui le finance. Et cahin-caha, il construit, dialogue, négocie dans une Afrique du Sud emprise du doute de la fin d’un régime absurde.

Il tombe amoureux alors d’une blanche, tabou ultime, dernier vestige pour une liberté dans un réel qu’il souhaite explorer sans limite. Et ce tabou, femme blanche homme noir, si puissant en cette époque, va le voir perdre mentor, financeurs et même ses propres amis et partenaires dans cette aventure théâtrale, amis qui lui reprochent de mettre en péril leur fragile construction, amis pour lesquels le tabou est tout aussi puissant que pour les blancs, amis qui in fine seront les verrous les plus difficiles à faire sauter sur ce chemin d’une liberté impérative. Pas d’issue. Tel Roméo, il assassine sa Juliette, seule voie pour aller ensemble au bout de cet amour impossible avant de se livrer et d’écrire son histoire à la veille de son exécution. Car dans ce choix, il affirme une impossibilité qui est celle de la normalité mais aussi une exigence sans concession, aimer sans limite. Et trouve ce faisant la voix pour déterminer et discerner son identité.

Cette pièce, d’une force rare et d’une affirmation souveraine, est magnifiquement mise en scène et interprétée. Les acteurs alternent entre farce et drame, méditation et excitation, d’une présence permanente au service d’un texte riche et très rythmé. Nulle angoisse mais une énergie de vie, nulle disparition mais l’affirmation d’une humanité qui se veut libre, sans crainte. Cette errance non seulement séduit mais interroge sur nos propres lâchetés et obéissances à des ordres absurdes, à la soumission au désordre mortifère. “Au plus noir de la nuit”, sans nul excès de pathos mais dispensateur plutôt de joie et de vie, est un moment sublime de densité humaine et de joie de vivre. A voir absolument !