« Quelqu’un arrive »

Les Bacchantes

© Gg, Marthe Lemelle

Le rapport que nous entretenons aux textes antiques est à l’image d’un kaléidoscope. Déformé par le temps et l’écart culturel, notre regard transforme inlassablement ces récits, qui tendent à l’universel, ainsi que leur matière même, réservoir de possibles.

Quoique Euripide ait gagné dans l’imaginaire commun sa place de monument littéraire au panthéon culturel, la plasticité de son œuvre admet et encourage le jeu de l’expérimentation. Ferdinand Barbet n’a pas peur de s’en emparer. À travers son diptyque qu’ouvre « Les Bacchantes », le jeune et talentueux metteur en scène met le mythe à l’épreuve d’une réflexion personnelle très riche, donnant ainsi naissance à une pièce époustouflante.

Dans la lutte qui oppose Dionysos et Penthée se joue un mécanisme de peur et de fascination mêlées. Face à l’Autre, à l’inconnu, les murs se dressent et la violence gronde. Le dieu « révélé » bouscule la ville de Thèbes avec son cortège de femmes et sa spiritualité qui désorientent le successeur de Cadmos. Il met à l’épreuve la résistance des hommes face à l’inconnu ; il questionne ce besoin de tracer, inlassablement, des frontières à perte de vue, dans les villes comme dans les têtes. Dionysos se propose comme la voix incarnée d’une indignation, l’envie et le besoin impérieux de transcendance. Avec deux femmes dans les rôles principaux du dieu et du régent, la pièce s’émancipe d’office d’un jeu de pouvoir convenu. Aucun filtre superflu n’entrave le conflit tragique. Chaque être vibre pour tous, accomplissant ainsi la portée universelle du texte. Louise Dupuis, qui incarne ce Dionysos vengeur, projette une voix et une présence scénique particulièrement stupéfiantes.

« Explorateur moderne » du mythe, Ferdinand Barbet renforce étroitement les liens entre théâtre et musique, en invoquant au côté des comédiens et comédiennes le duo Potochkine. En eux se trouve déjà réuni le geste et le sonore en une superbe mise en scène du pouvoir de la musique. Leur épopée musicale électronique transporte la fièvre des libations dionysiaques et donne corps à la folie créatrice. Une transe qui se transforme en exutoire et finit de parachever une certaine idée du geste antique, un idéal de réconciliation des arts au service d’une émotion transcendante.

Après la venue du dieu, le diptyque se conclut sur la figure de Narcisse, présenté comme celui qui « ne se connaît plus ». L’ensemble crée un tout cohérent, s’amusant à décliner le fameux « Who’s there? » d’« Hamlet » : celui qui se dévoile et celui qui se cache à lui-même.