La puissance sans appel des muscles tendus, la hauteur prodigieuse des sauts. Les bras qui se tendent pour saisir la taille gracile de la fragile ballerine. La sure poigne qui permet à la partenaire de se jucher en équilibre sur une pointe. C’est cette représentation hyper-masculine du danseur – virilisé à l’extrême par les ballets du XIXème siècle, pour ne pas offenser le spectateur bourgeois de naguère – que remet en question le chorégraphe espagnol Iván Pérez .

Le futur directeur artistique du Dance Theater Heidelberg a choisi dix  danseurs du ballet de l’Opéra de Paris pour questionner le corps masculin au plateau et déconstruire les stéréotypes de genre. Et le résultat est troublant d’émotion. Vêtus de costumes alliant le cabaret queer à l’habit d’époque – comme autant de symboles de transgression et de libération – les artistes offrent leurs corps au regard du spectateur avec une sensualité provocatrice. Les breloques, les sequins et les velours dont ils se parent laissent entrevoir la chair à nue, dans un kitsch délicieusement almodovarien. Le Stabat Mater d’Arvo Pärt vient accompagner avec mysticisme cette étrange Cène, aux frontières de la masculinité. De rapides solos permettent de mettre en avant les singularités des interprètes – dont le remarquable premier danseur François Alu – sans jamais cependant faire preuve d’une inutile démonstration de force. L’émotion des regards, surtout, est placée au premier plan.

Mais ce qui frappe le plus dans cette création, ce sont ces étreintes brisées dont se congratulent les hommes. Se prenant dans les bras dans un élan presque agressif, ils dépassent aussitôt le sempiternel combat  de coqs, pour s’élancer, se projeter, se raccrocher les uns aux autres avant de s’étendre, abandonnés, offerts, lascivement exposés. En cassant l’éternel duo hétérocentré du danseur et de la ballerine et celui, belliqueux à souhait, du guerrier face à son rival, Iván Pérez interroge avec délicatesse la puissance de la fraternité comme du désir. Et ça fait du bien.