Lola Giouse dans “Perdre son sac” de Denis Maillefer, Comédie de Genève 2019 © Magali Dougados

Un timbre de velours, grave, habité, envoûtant. Une silhouette longiligne, ciselée, androgyne, gracieuse dans ses vêtements de sport. Elle s’adresse à nous, ses gestes sont dignes, tendus, puissants. Postée derrière la paroi vitrée qui traverse la scène de part en part, un manche télescopique à la main, elle nous raconte ses études brillantes, son père homme d’affaires, son quotidien de laveuse de vitres par intérim, son homosexualité, son désir et sa violence.

Le texte est écrit sur mesure par Pascal Rambert pour Lola Giouse, rencontrée quelques années plus tôt dans le cadre d’un spectacle de fin d’études à l’école de la Manufacture (Lausanne). Une geste spontané adressé à une jeune comédienne dont « les silences profonds » ont bouleversé l’auteur. Des suites d’un unique rendez-vous, Rambert soumet quelques semaines plus tard ce texte tranchant, monologue où s’exprime la révolte d’une libre penseuse déterminée à choisir sa vie en s’élevant contre le conformisme clivant de son époque.

« Votre esprit d’esclavage a engendré notre génération » s’indigne-elle en s’adressant à ses parents et ses contemporains. « Mais on reconstruira contre vous ». Cette détermination se détériore au fil du texte, laissant surgir le doute, la fatigue, la difficulté à tenir tête au rouleau compresseur du réel : ne pas trouver de travail, ne pas avoir de chez soi, manquer, se laisser dominer par la violence des autres, par celle que l’on porte en soi, et progressivement perdre pied.

La mise en scène de Denis Maillefer accompagne remarquablement ce mouvement d’effondrement. Enfermée à l’extérieur, sur un trottoir entre un mur et une vitrine, son espace de jeu est un bocal dans lequel elle affronte une agression après l’autre : renvoi des commerçants, mépris des passants, nuits lugubres et pluvieuses, amours violents et abandon familial. D’un tableau à l’autre, les lumières découpent, écrasent, voilent ou dévoilent un profil, un corps qui se dresse, qui se recroqueville. Ces images nous restent collées à la rétine, douloureuses parce qu’elles nous renvoient à celles qui nous atteignent quotidiennement, observateurs distraits ou spectateurs impuissants que nous sommes des scènes de la vie courante, dans les rues, les transports ou les cafés.

“Perdre son sac” plein du peu qui sert à inventer sa vie, être assise sur le rebord du trottoir, épuisée de se débattre avec fureur contre une société qui organise les vies, qui les cadre, les cloisonne, les conduit dans une seule direction. Cette même société où être à l’arrêt est interdit, où « ne pas réussir » embarrasse la course des autres. En réponse, cette jeune femme élève la voix, investit la langue comme un espace de liberté à défendre à tout prix, au nom d’une génération, au nom de toutes les voix qui viennent du bas, de derrière, d’à côté du peloton.