Dans le ventre palpitant d’un cachalot zinzin

Je m'appelle Ismaël

A-t-on plongé dans les entrailles d’un champignon hallucinogène prémâché par Jésus, recraché par E.T. ? On a eu envie de partir dix fois pendant le spectacle, tant la discontinuité du texte (euphémisme) et les hurlements enchaînés sans répit nous usaient, et pourtant, on est resté, comme si « Je m’appelle Ismaël » était né des viscères d’une Shéhérazade hallucinée, pulvérisant son fascinant kaléidoscope d’histoires, les enchaînant avec la même liberté qu’un orang-outan en train de faire un collier de pâtes, se foutant bien de l’ordre, si bien que, sans qu’on s’en aperçoive, le potentiel absolument urticant du dernier spectacle de Lazare s’était transformé en bave addictive. Ce superbe festoiement du n’importe quoi, cette orgie du langage où s’encanaillent le Christ, des fesses en gelée, Alain Melon, des danseuses de French cancan, sur fond de blagues scatophiles et d’appétence pour le Choulax est excessif, éreintant, mais loin d’être dépourvu de sens (une histoire de disquette à implanter dans le cerveau, d’humanité à modifier) et surtout drôle.

L’humour est à la source de la force flamboyante du spectacle, en ce qu’il est le liant de toutes ces saynètes éclatées : Lazare et ses comédiens font rire, d’un rire franc, pas seulement d’épuisement, un rire sans cynisme parce que croyant vraiment à ce dont il s’esclaffe (là où le cynique se protège par la distance), un rire véritable qui est peut-être le propre des êtres libres, c’est-à-dire hors sol, lunaires, hors Lune. On comprend qu’ils nous parlent du monde, même si on ne saisit pas bien ce qu’ils nous en disent ; parfois, des éclairs de clarté fendent le bordel ambiant, et on dégage des préoccupations : interrogation sur le statut d’« étranger » – à un pays, et plus largement au monde –, drame de la perte de l’aura, inquiétude devant la fabrication uniformisante et le contrôle des individus. Lazare nous laisse la possibilité, comme dans la poésie, d’entrer dans un vers, de le quitter, puis d’y revenir. « Je m’appelle Ismaël » n’a pas besoin de défendre la liberté, il est un spectacle libre, éclatant les périmètres, insaisissable mais tans pis, gargantuesque, vorace et incompréhensible, mais peu importe, on ne sait plus, on soupire, on en veut encore, on est comme Ismaël devant la baleine, c’est trop gros, c’est trop grand, mais c’est la vie même. On aurait bien vu une girafe expulser son placenta sur scène, recouvrir les comédiens et musiciens, tous formidables, de cette douche biologique pleine de grumeaux, de ce mélange impur, dégueu et vital à la fois. On aurait bien vu un bulldozer anthropomorphe se frotter contre du couscous – il y a du Dada chez Lazare. Le couscous, on le trouve dans la partie filmée du spectacle, où le charismatique metteur en scène – qui joue le rôle d’Ismaël – erre et cherche, divague et invente, va voir sa mère, dans un très beau passage distillant une émotion qui, par-delà le foutraque, ne cessera d’affleurer durant les 2 h 50 de spectacle, rendant cette galerie de désaxés infiniment attachants. Une émotion à retardement, en contrecoup du don total qu’on a reçu sans s’en apercevoir.