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Nous aurions tort de penser qu’il ne s’agit ici que d’un texte drôle. Rebekka Kricheldorf malaxe le squelette du “Misanthrope” et ajoute aux torsions moliéresques quelques échos shakespeariens comme pour signifier que ce canevas tient bien de la béquille. En annonçant un Alceste au féminin, elle sert sur un plateau un pitch tout cuit qui porte déjà dans son énoncé les éléments de la contestation. Car comme les assises en mousse qui jonchent le plateau semblent le signifier, il va s’agir de rester digne dans une société qui s’affaisse sous le poids des apparences omnipotentes. Chacun sa méthode : Agnès, elle (remarquons la valse des prénoms, qui invoque d’autres drames car, oui, Orlando ou Cornelia sont aussi de la partie), résiste à l’enlisement par la raideur. Intransigeante parmi tous, d’abord respectée avec crainte, bientôt abandonnée par celui qu’elle aime, elle exprimera en incipit et excipit son aversion généralisée dans des monologues acides, clins d’oeil à ceux d’auteurs plus contemporains, conscients des noirceurs de la nature humaine, comme Cioran, Handke ou même Bernhard. La mise en scène de Florence Minder (dont nous avions déjà aimé le travail sur « Saison 1 » présentée au festival Impatience 2018) conçoit l’aréopage comme un essaim incessant, galerie de caricatures qui filent et défilent, densifiant le plateau du Poche de Genève d’inconsistances en série. Le débit affolé de sentences creuse chez le spectateur la vertigineuse sensation de leur vacuité. Les mots peuvent-ils être préservés de cette béance ? La raillerie a ce pouvoir vicieux de vider de leur chair les concepts, nous laissant orphelins, privés de parole, exclus de l’échange. Le rire et des bribes de poésie deviennent l’armure nécessaire, derniers remparts contre la nudité : seul le néo-Diogène et ses paraboles de papillotes tente de nous alerter. Cette réécriture érode les poncifs de la futilité et de la vérité pour rendre palpable qu’à force de commérages, nous amenuisons l’efficacité du langage et accélérons le processus de rouille de notre outil le plus précieux. Peut-être est-ce finalement un appel en creux à la réhabilitation du silence, et “Fräulein Agnès” un sevrage efficace comme le théâtre sait parfois si bien en réaliser.