Le temps long des représentations ne cesse ces dernières années d’être expérimenté par les artistes qui aiment à entraîner les spectateurs dans des univers temporels étirés. Claire Dessimoz, jeune chorégraphe lausannoise, propose dans cette veine une traversée en forme de tour de piste et transforme le studio de l’Arsenic en boîte blanche où l’expérience est attendue.Coussins, chaussettes et verre d’eau pour chacun, le message semble clair, la veille s’anticipe et le corps se prépare à accueillir les circonvolutions hypnotiques de ce duo pastel qui va, pendant presque trois heures, tenter de rendre sa densité au temps. Comment le geste s’approprie un espace, le crée et le transmet ? En modelant leur environnement par des bras qui semblent parfois se battre contre les frontières invisibles, parfois vouloir étreindre ou explorer, ces deux danseuses n’en finissent pas de tourner, ne fracturant la douce transe que pour étirer les muscles sollicités par des postures, mi-yoga, mi-statuaire antique, tenues jusqu’aux tremblements. Ici le centre de l’arène est le lieu du repos relatif, l’œil du cyclone ou la source de l’énergie et de la volonté renouvelée de poursuivre la course.Malgré la présence quasi continue d’une bande-son hétéroclite, c’est la sensation du silence qui domine. La musique envahit le théâtre, aléatoire, fractionnée, mais les corps qui s’agitent sont eux silencieux, seul compte la ronde infinie et les regards extatiques parfois partagés, souvent accompagnés du sourire si particulier des mystiques en pleine crise. Soudain, les voix a cappella prennent le relais comme pour humaniser à nouveau la présence, comme pour ajouter du souffle au concept l’espace de quelques vocalises ou d’une parabole racontée le temps de le retrouver. Les expériences répétitives permettent à ceux qui acceptent de jouer le jeu du temps de rien une introspection et un affleurement de questionnements. À l’instar des metteurs en scène qui montent des Tchekhov pour éprouver l’ennui, a-t-on besoin de faire subir le temps qui passe pour en évoquer les plis ? Doit-on endurer l’expérience en temps réel, ou croit-on encore dans le pouvoir de transformation et de sublimation de la scène ? C’est à une soirée pyjama version David Lynch (dixit mon voisin en chaussettes roses) que Claire Dessimoz et Eleonore Heiniger nous convient, à chacun de se mettre à l’aise avec son présent et de se laisser traverser tout entier ou pas.
Souffrir le temps qui passe
Traverser tout entier