"Leurs enfants après eux" d'après N. Mathieu, mes Simon Delétang ©J.-L. Fernandez

©J.-L. Fernandez

“Leurs enfants après eux” est ce roman sociologique qui peint avec brio le désarroi d’une génération coincée dans l’entre-deux : entre deux siècles, entre deux mondes, entre deux classes. C’est maintenant une pièce de théâtre : Simon Delétang porte l’œuvre de Nicolas Mathieu à la scène, et lui offre une seconde naissance. Recentré sur l’épreuve grisante de l’adolescence, traversé par de fulgurantes décharges érotiques, travaillé par la désespérance et l’ennui, le spectacle n’en est pas moins secoué par la pulsion de vie des personnages, et profondément drôle dans sa manière doucement ironique de faire le portrait d’un monde qui commence à dériver.

Pour son adaptation, Simon Delétang choisit de mettre en avant le texte, et épouse la langue de l’auteur. Il s’affranchit largement de l’analyse sociologique, ne laisse plus filtrer la critique politique que comme un sous-texte relégué au lointain. Un choix qui lui permet de resserrer sur les scènes les plus théâtrales du roman. Même ainsi, le matériau très narratif pourrait prendre au piège le spectacle et le figer dans la lourdeur, malgré le verbe vif et inventif de Nicolas Mathieu. Le metteur en scène s’en sort grâce à une distribution extraordinaire dont il tire magnifiquement parti : les interprètes issus de la 80e promotion de l’ENSATT, qui prêtent leur fougue et leur – parfois trop – impeccable diction à la pièce. Leur interprétation chorale dynamise le texte autant que le jeu, fait circuler l’énergie au plateau, instaure un vertige bienvenu qui brouille les personnages et force les spectateurs à faire usage de leur puissance d’imagination. Peut-être est-ce leur jeunesse qui le favorise, en tous cas leur justesse dans l’interprétation des adolescents est bouleversante.

Devant un mur gris, sur un sol de béton (écho aux ”grandes dalles de colère” évoquées par le roman), sous un panneau de basket, les citations s’égrènent. Celle du clip de “Smells like teen spirit” de Nirvana est une petite facilité qui donne cependant le la du teenage angst qui traverse la pièce. La bande son recrée le portrait sonore d’une époque, de Gala à Eros Ramazzotti en passant par Twin Peaks. Le spectacle refuse heureusement de se réduire à une madeleine pour quarantenaire nostalgique. Les doutes adolescents qui tourmentent les personnages sont universels. Et l’érotisme échevelé des personnages, le labyrinthe complexe des relations qu’ils tricotent et détricotent, perdus entre attraction et répulsion, sont le lot de tous les adolescents à toutes les époques.

On pourrait reprocher au roman, et à sa suite à la pièce, d’adopter un point de vue hétéronormé, projeté à partir du ressenti d’un jeune homme blanc. Mais c’est justement là son propos, et cet éthos est justement celui qui domine l’époque décrite. On pourrait regretter qu’il ne soit pas plus questionné. Pour autant, on remarquera que les personnages féminins sont ceux qui définissent les termes des rapports, et qui sont finalement ceux qui réussissent à échapper à un destin social qui ne promet plus à l’individu que de devenir “licencié, divorcé, cocu ou cancéreux”.

Regard tendre et amusé posé sur les destins éviscérés d’une génération à laquelle on a arraché ses rêves, mais qui garde l’opiniâtreté de vivre et de jouir malgré tout, cette adaptation vaut par le mouvement entraînant de sa dramaturgie, le respect de la liberté du spectateur de se créer ses représentations, le verbe brillant, l’humour intelligent, le jeu irrésistiblement vivant de ses interprètes. Un vrai régal.