(c) Christophe Raynaud de Lage

Comme dans le récent « Un sacre », « La Vie invisible » s’appuie sur une démarche documentaire, à base d’une cinquantaine d’entretiens menés auprès de mal ou non voyants. Mais cette enquête sur la perception du réel se réoriente après la rencontre avec Thierry Sabatier : son récit intime, autour d’une cécité de plus de trente ans, conduit Lorraine de Sagazan à un spectacle épuré et bouleversant sur le recouvrement d’une vie par la représentation de la mémoire.

De la pièce de théâtre à laquelle Thierry a assisté à l’adolescence avec sa mère, il ne subsiste que quelques bribes friables bientôt fondues dans une mémoire plus personnelle. Tout indique qu’il s’agit de « Petit Eyolf » d’Ibsen, mais la transposition dans sa propre dramaturgie familiale – son père était également un écrivain hanté par une litanie de regrets sur sa parentalité – créé les conditions du trouble : est-ce le souvenir d’un spectacle ou d’une vie dont il est question ici ? Au fond peu importe. Juste avant la mort tragique de l’enfant, à sa femme Rita qui lui reproche ses absences et son manque d’intérêt pour son fils, le Alfred Allmers d’Ibsen concède : « J’étais aveugle. Le temps n’était pas encore venu pour moi ». Il faudra le surgissement du drame pour que cet avènement survienne. Pièce du dévoilement, « Petit Eyolf » est la représentation de l’invisible comme cécité de la parole. Après Ibsen, et à l’instar de « Démons » de Lars Noren, monté en 2015, Lorraine de Sagazan reconvoque un jeune couple qui se déchire et se recoud par les mots. C’est dans le labyrinthe des non-dits ou des mal-dits qu’il faut chercher les possibles réponses à l’énigme de sa vie, dans ces étendues obscures qui s’étalent de part et d’autre de ce dérisoire fragment de réel que nous croyons seul pouvoir identifier dans le présent.

« Il n’y a pas de réel en soi, mais des configurations de ce qui est donné comme notre réel, comme l’objet de nos perceptions, de nos pensées et de nos interventions. Le réel est toujours l’objet d’une fiction, c’est-à-dire d’une construction de l’espace où se nouent le visible, le dicible et le faisable. » Ces mots de Rancière résonnent singulièrement dans ce projet qui s’est laissé dériver, pour son propre bien, vers une mise en abyme interrogeant la fictionnalité de la mémoire et la symétrie de son altération lorsque l’un des sens est lui-même altéré. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre les sensations et les souvenirs qui nous entourent simultanément, dixit d’ailleurs Proust avant de dresser une charge contre l’image cinématographique. Ce « certain rapport », le théâtre peut, comme la littérature, en faire jaillir la vision juste. Dans « La Vie invisible », forme brève et dépouillée, se joue un acte psychomagique dont la charge émotionnelle doublonnée par le « Stabat mater dolorosa » de Pergolèse explore l’avant et l’après, l’en deçà et l’au-delà du drame d’une vie, car si l’on en croit le Talmud ne fait l’objet d’une bénédiction que ce qui est à l’abri du regard. La parole intime et grandement émouvante de Thierry n’est pas qu’un effet de réel dans un présent théâtralisé, car en dévoilant sa part d’ombre elle déploie, comme à perte de vue, son immense pouvoir consolateur, qui affirme : veni, vidi, vixi : je suis venu, j’ai vu, j’ai vécu.