(c) Ghislain Mirat

Avec sa nouvelle création qui se joue au Théâtre National de Chaillot jusqu’au 1er octobre, Oona Doherty et ses douze interprètes livrent un spectacle brûlant sur fond de fin d’un monde.

Ils et elles sont aligné·es en fond de scène, au son du “Concerto numéro 2 en ut mineur” de Rachmaninov, comme un corps de ballet qui s’apprêterait à se lancer. A moins que ce ne soit comme des condamné·es à mort attendant leur exécution, anonymes, presque interchangeables, dans leur uniforme qui rappelle autant un bleu de travail ouvrier qu’une tenue de prisonniers. A l’heure où la planète s’embrase, alors qu’on nous répète que c’est en faisant pipi sous la douche et en baissant le chauffage cet hiver qu’on pourra rectifier le tir, alors que le monde d’après ressemble beaucoup au monde d’avant en pire, la chorégraphe irlandaise choisi de montrer celles et ceux qui ne sont personne si ce n’est eux-mêmes, petits soldats marchant au pas du capitalisme parce que c’est comme ça, pas le choix. “Navy Blue” fait la part belle à ces êtres lessivés, écrasés par une machine qui les fait marcher au pas, quitte à en mourir. Quand les gestes se grippent, quand les corps se révoltent, une détonation résonne. Il ne fait pas bon vouloir enrayer le système.

Articulé en deux parties, “Navy Blue” allie la modernité de Rachmaninov aux nappes électroniques envoûtantes de Jamie xx, sur lesquelles Oona Doherty pose des mots écrits en collaboration avec Bush Moukarzel qui s’adressent directement à nous, spectateur·ices. Et plus que d’espoir — puisqu’il est de plus en plus compliqué d’en avoir — c’est de consolation dont sa voix vient nous parler. On pourrait penser à Kae Tempest, on peut aussi remonter plus loin, jusqu’à Stig Dagerman et “Notre besoin de consolation est impossible à rassasier”. On retrouve l’ambivalence de ce texte dans celui de Doherty et Moukarzel. Un désespoir calme, un réconfort dans la résignation, dans l’acceptation de notre sort si banal, nous, êtres humains, petits points bleus à la surface de la planète. A notre oreille, la voix susurre que nous ne sommes guère plus que des pixels, mais que c’est aussi cette insignifiance qui fait notre humanité. Se libérer du devoir d’être quelqu’un, de faire quelque chose, de laisser, comme on dit, une trace, c’est paradoxalement la possibilité de se laisser exister. Parce que c’est déjà du boulot, d’être soi. Si plus rien n’a de sens, alors tout est permis.