C’est une représentation un peu inquiétante des sentiments aux temps contemporains que nous présente le collectif espagnol Kor’Sia, à l’occasion de sa relecture du ballet romantique d’Adolphe Adam. Il faut dire que Giselle, l’amoureuse transie de l’histoire, est mise en terre dès l’ouverture du spectacle, dans une séquence macabre où son cadavre se dresse, glabre et vertical, et vêtu seulement d’un linceul qu’un mystérieux clarinettiste découvre pour en révéler la rigide nudité.
Difficile, après une telle entrée en matière, d’envisager avec légèreté les déambulations de ces jeunes gens qui s’ébattent en chemisettes, jupettes et chaussettes montantes, munis de clubs de golf, sur une moquette aux couleurs acidulées, framboise écrasée sans doute, entourés d’un décor de toile représentant des paysages montagneux, mais sous le regard tout de même de deux réverbères de télésurveillance, et d’un lustre massif de forme ovale qui surplombe le plateau comme un couvercle lumineux. Ces danseurs, qui paraissent volontiers joyeux, le sont-ils tout à fait ? Et lorsqu’ils se rapprochent ou s’éloignent sous le coup d’émotions changeantes, sont-ils sincères, ou se contentent-ils de répondre aux injonctions lancinantes du manuel de pensée positive dont la voix off
sirupeuse les accompagne tout au long du spectacle, véritable démiurge de cette humanité d’avant ou après la civilisation ? S’agirait-il alors de robots, ou plus vraisemblablement des avatars d’individus éclipsés depuis longtemps par leurs stories et leurs profils, comme le laisse entendre peut-être la musique originale d’Adolphe Adam, dont la candeur joviale donne ici aux danseurs la tragique légèreté des automates ou des personnages de dessin animé ? Ou bel et bien encore ’êtres humains, mais prisonniers d’un temps moderne dont le final révélera que le décor était aussi factice que l’horizon du “Truman Show” ? Il reste en tout cas à ces créatures, tout au long du spectacle, une grâce bouleversante – notamment dans ces pas-de-deux où les danseurs paraissent si avides de s’emporter
l’un l’autre.
Willis dans la vallée
Giselle