Sound of silence

L'Œil nu

© Margaux Vendassi

L’enfant intercale sans peine dans ses souvenirs des bribes du monde qui l’entoure : ainsi, la bande-son de la télé peut s’imbriquer à celle, plus commune d’habitude, de la vie quotidienne. En l’occurrence, pour Maud Blandel, on a l’impression que le volume de la première – un épisode des « Looney Tunes » où l’on chasse le canard et le lapin – est trop haut pour n’être pas suspect. Pour cause, il masque à peine d’autres coups de feu, ceux-ci terriblement réels : ceux que le père s’est tirés en plein cœur. Ainsi, dans « L’Œil nu » le souvenir du cartoon, son de couverture pour ainsi dire, est pour toujours enferré à la mort brutale du père : « it’s duck season », crie Bugs Bunny innocemment à la télé, mais l’extrait, samplé à l’extrême, prend d’un coup un air de ritournelle mortuaire, qui violente les mouvements circulaires et répétitifs des danseurs.

À l’enchevêtrement auditif du souvenir traumatique s’agrège en effet un autre élément, celui-ci plus chorégraphique : l’explosion d’une étoile. De sorte que l’univers ludique et enfantin ouvrant le spectacle, via une pétanque concept sans cochonnet qui évoque déjà une myriade de constellations, est peu à peu contaminé par un tournoiement cosmique : voilà les six interprètes attrapés par un mouvement inexorable… Si leur écoute remarquable donne d’abord l’illusion d’une certaine douceur, ils sont en réalité prisonniers d’une dangereuse entropie : alors le sample cartoon ressurgit et durcit la danse, et des images agressives, parfois presque militaires, annoncent une triple mort imminente – de l’enfance ; du père ; de l’étoile. Car dans « L’Œil nu » chaque motif, qu’il soit symbolique, réel, chorégraphique, est inséparable de son voisin : c’est l’intelligence dramaturgique du spectacle, qui maintient à l’état quantique les éléments à la fois eux-mêmes et tout à fait autres.

En fin de compte, l’entropie vient à son terme, alors qu’un magnifique projecteur conçu par Daniel Demont, qui d’un blanc verdâtre tourne au sodium, joue le rôle du telos : il est l’étoile mourante, mais aussi le père disparu, qu’on observe en compagnie du cercle des danseurs. Sans en dire trop pourtant, on regrette que l’incrustation du poème de T. S. Eliot confère à l’instant terminal un aspect assez lacrymogène : la peau silencieuse des danseurs, joliment dégradée par l’orange malade du sodium, effritait déjà suffisamment nos cœurs. Il en va presque de même pour la mélodie quand elle tait la nappe ambient qu’elle avait pris l’habitude de parcourir discrètement : d’un coup, l’image converge vers un seul et même propos trop empathique, qui recolle le kaléidoscope de nos rétines. C’est, cela dit, le seul moment qui simplifie une œuvre du reste absolument frappante par la manière qu’elle a de mêler le psychologique et le cosmique dans une chorégraphie aussi humble et exigeante : autant dire que « L’Œil nu » est en somme l’inverse d’une esbroufe, et que le spectacle aura requis du spectateur une attention visuelle et auditive à laquelle Maud Blandel comme les interprètes invitent avec une audace retentissante.