Bleu comme une orange

El Maestro

El Maestro

D.R.

Ce moment est une orange, sucrée, dégoulinante, désopilante aussi.

Seul sur scène, Mouss, acteur divinement charnel, livre un texte fort, complexe, goûteux.

Chef d’un orchestre invisible, créateur de contes, sa musique naît des odeurs, des goûts, des sons et des souvenirs d’Alger la belle. Danseuse charnelle imprimée dans la mémoire et les sens de ses musiciens qui sauront à grands coups d’images et d’évocations chanter cette ville, un trait bleu sous une masse blanche.

Il donne à manger, à goûter, à boire. À sentir aussi, comme ce moment délicieux de la rencontre sous la tonnelle des fragrances de citronnier mêlées à l’odeur du café du matin avec un soupçon de fleur d’oranger. À voir avec ces images qui surgissent, ruelles où les chats se faufilent maigres et noirs, à toucher avec les flots de la Méditerranée que l’on peut presque goûter de la main, à entendre avec le moteur de cette barque de pêcheur qui peine à démarrer et finit par trouver ce rythme ronronnant des journées soleil au large, parfois un pagre ou un loup dans mes filets, parfois seul le plaisir du rien allongé sur la proue à ne faire qu’un avec cette brise venue des pays froids et gris.

Bien sur la politique, bien sur la violence, bien sur ces absurdités administratives. Mais en contrepoint, cet immense désir de vie, de l’autre, de l’étourdissement des sens permis par cette débauche de sensations. Ce désir de vie qui n’existe que parce que le maestro et ses musiciens vont chercher dans les corps, les chaleurs et les odeurs de quoi chanter la vie, le soleil et l’humain.

La langue d’Aziz Chouaki est truculente, goûteuse, riche et subtile. Les mots ont un sens, parfois plusieurs, même. La musique est partout dans les mélanges de ces phonèmes et de ces images. Comme chez Cossery surgissent les mendiants orgueilleux, les femmes tendres et acariâtres, les odeurs du poisson sur les marchés, le son de la scie sauteuse dans l’arrière-cour écrasée de soleil. Et la barque sur la mer, les cris du souk, les rencontres de l’autre. C’est un voyage dans le soleil des cœurs et les images de l’enfant.

Aziz Chouaki est un poète charnel, il aime toucher, goûter. Il aime la musique des mots et ce qu’ils font à l’oreille et à l’âme. Il parle un français sublime, complexe autant que simple, ses mots sont des mangues qui explosent dans les oreilles et des grenades qui dégoulinent sur le menton. On en reprend encore et encore, jusqu’à se poser la question du pourquoi si peu, pourquoi si rare, ce français, cette « prise de guerre » tel qu’il le dénomme en Algérie. Cette langue se révèle d’un goût subtil et gourmand, fierté de ma propre langue si rare retrouvée le temps d’un voyage musical. Y a plus que les Arabes pour vraiment bien parler français.

Et le tout finit par nous conter une symphonie mélopée pour laquelle je m’abandonne. Ce moment est une orange, sucrée, dégoulinante, désopilante aussi.

À la finale de ce moment de bonheur pur, j’assiste totalement incrédule à la performance finale de Mouss, capable de prendre en lui et de nous offrir l’œuvre dans son intégralité, debout sur une chaise branlante qui finira bien par casser, un jour, mais debout, homme humain dont la tendresse et la poésie ne donnent qu’une envie : aller écouter, sentir, déguster ce pays et rencontrer ces gens capables de nous offrir une pièce aussi gourmande et une langue aussi belle.

Réservé à ceux qui aiment la langue française et les mots d’amour charnels que l’on adresse à la vie et à la ville qui la nourrit.

Après tout, ça se mérite, un cerveaulingus à ce point amoureux.