Si vous gardez un souvenir impérissable de votre première fois à la Géode en 1987, de votre première fois au Futuroscope de Poitiers en 1993 et de votre première fois à Eurodisney en 1995, vous allez aimer « Théorie des prodiges », monté par le collectif Système Castafiore (Marcia Barcellos et Karl Biscuit) aux Hivernales et coproduit par le Théâtre national de Chaillot. Vous ferez néanmoins un saut dans le temps, histoire de mettre à jour votre IOS Yosemite – ou Windows, si vous êtes plus qu’un geek poseur vêtu d’un bonnet Carhartt.
Car ce spectacle s’adresse à un nouveau public, les geeks romantiques, qui croient dans l’union prophétique de la technologie et de la poésie, à l’union taboue d’un transhumain et d’un hubot (ici, je teste votre geekitude).
Côté scène, des lignes partout offrent d’incroyables perspectives et donnent de la profondeur à une arrière-scène totalement virtuelle. Bienvenue dans la réalité augmentée. Rien n’est tangible, tout est déréalisé, y compris le corps des danseuses qui s’exécutent derrière un quatrième mur. Commençons par ce quatrième mur : un panneau qui voile juste un peu ce qui se passe derrière, assez pour que l’on bascule dans une expérience sensorielle teintée d’étrangeté. Ce panneau sera aussi le support de projection d’un coryphée en perruque rose qui part en quête, dans une série de petits films, de ce qui fonde l’essence de l’homme. Ambitieux programme qui convoque la logique euclidienne, de la philosophie un brin obscurantiste et illuminée, des paraboles sur des nombres premiers… Mais bon, je suis nulle en sciences, alors j’écoute ça comme une fable pour les enfants.
Derrière ce quatrième mur, l’expérience de l’usager se poursuit. Oui oui, je ne parlerai pas du spectateur mais de ce que les geeks nomment « UX » (User Experience) pour décrire l’empire des sens qui s’empare de nous usagers, nous connectés. Sur la scène, certains tableaux atteignent un effet de totalité, et je me dis qu’ils ont bien dépensé leurs subventions. Les danseuses offrent une succession de ballets aériens, certaines sont même en lévitation, et les costumes, très inspirés, sont d’une finesse remarquable. Et puis il y a des hologrammes assez dingues qui s’invitent gracieusement sur scène, et qui m’évoquent des anges en 3D plutôt que des spectres en 3D (version ratée du personnage numérique). Enfin, il y a cette chanteuse lyrique de cantiques en latin, qui me rappelle la cantatrice du « Cinquième Élément » qu’avait campée Maïwenn il y a vingt ans. Le décor visuel, quant à lui, apporte la touche finale de cette composition mystique, avec des symboles hermétiques, des lignes piquées à la théorie des cordes, des soleils chamaniques…
En somme, « Théorie des prodiges », c’est une vision. Et la poésie, c’est justement ça, une vision, qui ne se débarrasse pas pour autant de la réflexion, car pour obtenir cet effet hallucinatoire il a fallu sans doute s’asseoir souvent de l’autre côté du quatrième mur et nous aimer beaucoup, nous usagers, pour nous offrir un parcours sensoriel aussi étrange que troublant. Le seul bémol reviendra au coryphée, dont la narration crée des liaisons un peu trop floues à mon goût entre les tableaux. Attention au primat de la perception, il rôde toujours autour des esthètes.