History of violence / La mort leur va si bien

MONUMENT 0 : HANTÉ PAR LA GUERRE (1913-2013)

Eszter Salamon commence avec "Monument 0" une série de pièces qui porteront leur regard sur l’Histoire. Ce premier opus fait se confronter la danse et la guerre, évoquant cent années de conflits à travers le monde. Mémoire, témoignage, identité côtoient les danses du monde dans un spectacle symbole

(c) Christophe RAYNAUD DE LAGE

(c) Christophe RAYNAUD DE LAGE

Sur la scène, nul autre décor que ces corps grimés en camarde, ou en démons effrayants et menaçants. Ils apparaissent, les uns après les autres, tels des fantômes ou des dépouilles subitement animées, témoins d’un passé mortifère : cent années de guerres et de conflits, à travers le monde, sont portées par leurs danses macabres au témoignage du spectateur. Du fond de la scène, ils avancent tour à tour vers le public, habitant et faisant resurgir des danses imbibées de tribal ou de folklore, imprégnées de populaire local du monde entier. « Monument 0 » est un spectacle anthropologique et symbolique : les zones de conflit résonnent ici à travers les séquences dansées comme la destruction des identités.

Nul autre décor que ces corps que la faucheuse a rendus furieux, en dehors de ces plaques, posées dans l’ombre à cour et à jardin, que les danseurs viendront déposer au centre de la scène dans le dernier tableau : sur cette cinquantaine de plaques, des dates seulement, comme celles que l’on aperçoit sur les tombes. Elles évoquent ces conflits du monde dont certains durent encore. Mais aucun nom de pays n’est inscrit : qu’importe le lieu, l’Histoire s’écrit partout là où elle se déconstruit elle-même…

« Monument 0 » est un spectacle mémorable en tout point. Il est d’une rigueur absolue dans sa construction, distillant de manière sensible et subtile quelques éléments symboliques signifiants, qui participent d’un ressenti général entre fascination et émotion. La musique est absente (est-ce le silence de la mort ?) ; ce sont les souffles et les pas des danseurs qui résonnent, leurs coups de bâton sur le sol, leur chant parfois. La narration n’existe pas, elle non plus ; elle réside seulement dans la succession des tableaux, comme un catalogue d’images animées ou un album photos post mortem.

Cette succession, cependant, n’est pas linéaire : les tableaux dansés se densifient au fur et à mesure que le spectacle progresse. Apparaissant d’abord en solo, puis deux par deux, puis trois par trois, et ainsi de suite, ils finissent à six pour des danses de groupe où l’importance d’une reconsolidation du collectif prend sens. Peu à peu également, les maquillages et costumes funestes disparaissent pour laisser place à des vêtements du quotidien. Débarrassés de leurs oripeaux de mort, les danseurs expriment non plus le souvenir du vivant et des zones sinistrées par la géopolitique, mais ils incarnent à présent la diversité respirante et nécessaire du monde. Il y a dans ces réapparitions progressives de la forme humaine comme une réhabilitation de l’espèce la plus meurtrière du monde vivant.

À cette image, la fin du spectacle est merveilleuse. L’excellent Corey Scott-Gilbert, longiligne danseur aux jambes interminables, revient sur scène, accompagné d’un chant a cappella d’un autre danseur. Travesti d’un long T-shirt et d’un chapeau à grand rebord, il cogne et détruit, maladroitement, toutes les pancartes qui témoignent des conflits, disposées sur scène. Est-ce la mort elle-même qui regrette ? La mort elle-même qui saccage son propre chef-d’œuvre meurtrier ? Ou est-ce la mémoire des peuples victimes, des communautés abîmées par la guerre, « hantées par la guerre », qui vient symboliquement réécrire l’Histoire ?

Les corps blessés, meurtris, brisés et saccagés des danseurs, humains témoins et révélateurs, porteurs d’Histoire et d’espoir, apparaissent dans la scène finale comme un reflet de notre fragilité et de notre sauvagerie fratricide.