Entre documents, archives, œuvres et captations vidéo sourit un jeune homme. Son portrait a été réalisé par Yan Pei-Ming. La peinture grasse et gestuelle qui l’englobe agit à la manière d’un glissement de terrain ; lui, Patrice Chéreau, se tient droit, élégamment concentré dans ce gros plan qui le presse à en découdre.
À ses pieds mille objets sont emportés, parmi lesquels plusieurs feuilles et maquettes fantomatiques habitées de personnages drapés de fluides lavande et noirs. Passionné d’antiques, ces fragments de vies et de décors sont les paysages d’un monde qui emprunte aux rêves sa condition partielle et lacunaire. Il est impossible, romantique, absolument grandiloquent, creusé de vide et absurde, cruel, mais riche de toutes les lumières et incompréhensions qui traversent nos existences. Ces féeries sont celles de Fantin-Latour chargées du poids que porte Anselm Kiefer, du souffle de Cyprien Gaillard et de la solitude de « L’Homme qui marche » de Giacometti. Alors qu’à la dynamite s’effondrent les décors et les lumières, les muses se mêlent à l’emphase du plomb et foulent une terre rêche où crissent les ongles et souffrent les fleurs sur une mer de métaux.
L’histoire des corps jonche ces paysages héroïques. On y croise les académies de Jouvenet, les foules de soldats en partance pour les campagnes napoléoniennes de Gros, les torses de Mapplethorpe, les corps enlacés au désir et à la joie que photographie Nan Goldin, le for intérieur et les viscères blanc et rose de Cy Twombly, Delacroix, Francis Bacon et Berlinde De Bruyckere, et puis, presque partout, la présence de Géricault. « Le Radeau de la Méduse » n’est pas ici un frêle récif à bout d’espoir mais une pulsion initiale dont l’élan fait corps avec l’océan. La force musculaire se lie à la certitude de devoir faire partie d’une épopée, d’y survivre, de la hanter autant que d’être hanté par elle pour pouvoir la raconter. Celle-ci peut bien tout engloutir, il y aura toujours assez d’espace donné à ceux qui veulent poursuivre le destin en fuite. L’immensité n’est plus si grande lorsqu’on la rapporte à la volonté humaine.
Ainsi, l’exposition est faite de ces trois éléments. Les deux premiers : le paysage-théâtre et les êtres-documents forment ensemble les charniers à demi vivants si crûment répétés depuis le Paris de la Saint-Barthélemy, Jaffa et Auschwitz et que remplit la clameur de l’Histoire qui roule et frappe sur les os. Les troisièmes, ceux qui restent, doivent composer avec les deux premiers. C’est avec une infinie tendresse qu’ils les foulent aux pieds, se fraient un chemin, et parfois butent sur les charniers que peut-être ils viendront grossir. En attendant ils se meuvent comme une étreinte, une étreinte à laquelle a toujours participé Patrice Chéreau et qu’illustre parfaitement la dernière œuvre de l’exposition. Il s’agit d’une vidéo de Mark Wallinger, un simple plan fixe faisant face à la porte de débarquement d’un aéroport ponctuellement écartée par des valets automatiques, laissant à chaque fois échapper une personne chargée de bagages, harassée par le voyage et la fatigue, mais malgré cela toujours nouvelle.
Collection Lambert à Avignon, exposition inaugurale, du 11 juillet au 11 octobre 2015.