Dans la foultitude déconcertante des pitreries grasses, des psychodrames autofictionnels et des resucés de Shakespeare à la sauce techno-plastique, il subsiste dans le OFF du Festival d’Avignon quelques moments de grâce. Bénies soient les Hivernales d’avoir offert au spectateur cette « Théorie des prodiges » !
L’enivrant projet de Marcia Barcellos et Karl Biscuit, brouillon d’un vaste travail chorégraphique destiné au palais de Chaillot en 2016, est à la danse ce que « Gödel, Escher, Bach », de Douglas Hofstadter, est à la littérature : le croisement exact et sensible de la science et de l’esthétique. À peine le rideau s’ouvre-t-il que nos sept chakras commencent à frémir ! Car plus qu’à une expérience sensorielle, c’est à une véritable transe mystico-algébrique que nous sommes conviés.
À l’origine du projet, une tentative explicite de réenchanter le monde. Confirmation immédiate : il en a besoin ! Mais ici pas de pensée magique, car nul n’entre s’il n’est géomètre. « On a remplacé la magie par l’image ; et ce double inversé finit par nous priver d’imaginaire », affirment Barcellos et Biscuit. Alors se succèdent des tableaux qui rétablissent l’ordre des réalités. L’espace scénique devient lui-même lieu de prodige. Le sens de la vie ? C’est l’essence des sens. Le troisième tableau, peut-être le plus animal de tous, met sur le plateau les mouvements saccadés d’étranges créatures aviaires sur un plancher de grilles aux ombres aléatoires. Un bon résumé du projet : la rencontre du corps et de la pensée, de la nature et de la technique.
Le pari est aussi multidisciplinaire que multidimensionnel. Il réussit l’exploit de traverser obliquement les mondes parallèles : le monde du vivant et de sa chair éternellement mouvante ; le monde de la musique et des vibrations primordiales (les cordes vocales de Camille Joutard rivalisent avec celles de la diva Plavalaguna) ; et, surtout, le monde du quatrième élément et de la métaphysique. Le numérique n’est pas ici la scorie froide d’un dispositif branché. Il permet une divulgation de l’indicible que n’aurait pas reniée le Kubrick de « 2001, l’Odyssée de l’espace ». Il est la représentation du cantique du quantique !
Car « Théorie » est avant tout un spectacle de danse gnostique. Ce qu’il cherche, c’est la manifestation des essences, le retour à la source primordiale. Il se faufile dans le microcosme et laisse résonner l’infiniment grand… Le deuxième tableau (« L’œil unique ») est celui du prophète cyclopéen qui traverse la scène en de gracieux mouvements d’une sorte de taï chi cosmique… Confronté à un dessin d’Escher en trois dimensions peuplé par des créatures issues d’encyclopédies de la Renaissance, on se laisse happer par le souffle ontologique. Entre le manuscrit de Voynich et le « Codex Seraphinianus », voici une imagerie alchimique médiévale et archétypale sur laquelle on attend l’exégèse d’un C. G. Jung.
Le tissu translucide qui interfère entre le regard et la scène, et sur lequel sont projetés des mandalas, est le voile d’illusion du monde phénoménal, la Mâyâ de la tradition védique. C’est sur lui, en toute logique, que monologue la tête pensante du dispositif (incarnée par la comédienne Florence Ricaud). Entre sermon philosophique et leçon de sciences non euclidiennes, le discours convainc toutefois de façon très inégale, et mériterait de s’appuyer sur un déroulé narratif plus construit (on attend la version longue du spectacle).
En bref, « Théorie » détient toutes les promesses et toutes les clés du théâtre de demain, immergé dans le virtuel avec une exigence, un humour et une intelligence peu communs. Il applique aux arts de la scène la définition d’André Breton : « L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel. »