Ne leur pardonnez pas, ils savent ce qu’ils font !

Andreas

Jonathan Châtel, Thierry Raynaud, Nathalie Richard et Pierre Baux nous entraînent brillamment dans les tourments d’une âme face à sa conscience et aux injonctions sociales.

(©GalaCollette)

D.R.

Qui est-il, cet écrivain à succès tombé en disgrâce à cause de son dernier ouvrage – dont la thèse ne sera jamais exposée, laissant planer le mystère d’une transgression passée ? Ce livre, dont il défend l’accès à la Dame comme Barbe-Bleue à la chambre secrète, de quel péché originel est-il le nom ? De quel Éden l’auteur a-t-il été expulsé au point de voir anéantir toute capacité à créer de nouveau, l’asséchant de lui-même ? Les personnages rencontrés n’existent-ils que dans l’inconscient de l’Inconnu ?

« Le Chemin de Damas » est assurément rempli de références autobiographiques d’August Strindberg : sa relation aux femmes – il a déjà divorcé deux fois lorsqu’il l’écrit ; ses évolutions religieuses et métaphysiques – il se définira lui-même, selon les périodes, comme luthérien, socialiste, nihiliste, déiste, athée… ; les difficultés financières de ses débuts ; ses détresses psychiques de la décennie 1890-1900… Mais l’œuvre qui en résulte n’en rencontre pas moins l’universel humain.

Strindberg et ses personnages sont le reflet tout autant des grands combats politiques et sociaux de la fin du xixe siècle que de l’oppressante présence de la religion et de la morale dans le protestantisme nordique. La mise en scène subtile de Jonathan Châtel, son décor dépouillé, radeau surgi au beau milieu du cloître des Célestins qu’un habile éclairage fait balancer entre ombre et lumière, s’unissent pour faire éclore tour à tour, comme diffractés par les oscillations frémissantes d’un prisme psychique, les conflits et culpabilités qui hantent l’Inconnu, auquel Thierry Raynaud prête son corps. Plus encore, on discerne dans cette mosaïque les échos d’auteurs et personnages contemporains de l’auteur : on songe à Dostoïevski, Tchekhov, Ibsen bien sûr, mais aussi à Ordet, et l’on imagine que l’enfance du tandem Inconnu/Strindberg a rencontré les sévérités extrêmes si terriblement exposées dans l’éblouissant « Ruban blanc » de Haneke.

Le mérite de l’adaptation de Jonathan Châtel est qu’elle ne tranche rien, qu’elle laisse le spectateur spéculer. Ainsi, la chute de l’Inconnu pourra être déconstruite comme le produit d’un désordre psychanalytique créé par le lien problématique à la femme-mère, tout autant que sa relégation, tel le « herem » qui frappe Spinoza, pourrait être la sanction d’un abus de liberté, que condamne la société imprégnée de morale luthérienne alors en butte avec le nihilisme rampant.

Les éternels tiraillements humains entre liberté et obéissance, transgression et punition imprègnent le texte et les personnages. Plus que la conversion de Saul en Paul des Actes des Apôtres, ce sont ici la nécessité, la possibilité et les moyens de la rédemption qui sont questionnés. La réticence de l’Inconnu à s’agenouiller devant la Mère et le Très-Haut alors qu’il est en proie aux pires tourments est-elle l’ultime sursaut d’orgueil du pécheur, ou au contraire le baroud d’honneur d’un esprit libre sur le bûcher, quand il réalise que l’idée même de rédemption est réactionnaire puisqu’elle suppose qu’il y a bien eu faute ou péché ? Et si le « socialiste » Strindberg nous interpellait à travers les époques pour dénoncer une illusion commode : la croyance n’est-elle qu’un placebo destiné à juguler les angoisses et à rétablir l’ordre ? Tout système social, politique ou religieux ne voit-il pas une menace dans l’exercice de la liberté, jusqu’à suggérer que celle-ci doit être « encadrée », afin, au choix, de protéger les âmes ou de prévenir des attentats terroristes ?