Nomen, numen

Le Vivier des noms

Il est un vieil adage romain, « Numen, nomen », qui fait du nom une source de puissance. « Le Vivier » en est une représentation scénique totale et totalitaire qui emporte tout sur son passage.

Vivier des noms

(c) Aglaé Bory

Sceptiques du langage, porteurs de prêt-à-parler, zélateurs du silence, passez votre chemin ! Novarina est adepte de la parole féconde. Huit comédiens (nombre fétiche chez Novarina, contenu dans son nom lui-même) agrègent les chiffres et les lettres autour de 52 courtes saynètes qui forment autant d’unités de sens. Jamais porteuses d’une vérité révélée, elles obligent le spectateur à se laisser charrier par le flot des mots, quitte à prendre le risque de s’y noyer.

Car le fleuve novarinien n’est pas un ruisseau de montagne. C’est le Mississippi, l’Euphrate et le Gange réunis. « Le Vivier » est l’interminable et éprouvante énumération des noms et de leurs incarnations. Quand il n’y en a plus, il y en a encore ! C’est la ballade des Jean heureux et malheureux. Qu’ils s’appellent Jean de Cadavre ou Jean la Grêle, tous trimballent leur douleur de n’être qu’une chair coupée de son créateur. La chair essaie vainement de se faire Verbe…

Face aux répliques absconses qui émaillent son texte, à la dictature des mots écartelés par son art, Novarina se défend de tout intellectualisme. Avec raison, sans doute. Il fait partie de ces rares auteurs qui ont compris le sens véritable du logos. Il sait, dixit Jabès avant lui, que « c’est dans la fragmentation que se donne à lire l’incommensurable totalité ». Il requiert du public une suspension temporaire de son incrédulité linguistique.

Metteur en scène de son propre texte, Novarina n’hésite pas à décliner les expressions attribuées habituellement à d’autres types de paroles que la sienne : le burlesque, le numéro musical ou le cirque. Ce dernier est incarné par Claire Sermonne (nom prédestiné !) en Madame Loyale aussi séraphique qu’époustouflante. Cette grande énonciatrice met de l’ordre dans le chaos des apparitions et des disparitions.

Sans concession à l’explicite, le langage du « Vivier » ? Pas entièrement. Il est des séquences qui cèdent à des facilités comiques déconcertantes. Ou encore des thèmes d’un réalisme contemporain jurant vivement avec l’abstraction poétique des autres tirades. Parfois pour le meilleur, comme la critique acerbe de la téléréalité ou la chanson du Mal illustrée par une scène d’égorgement digne des plus sensationnelles vidéos djihadistes circulant sur le Web…

Cette séquence, confinant à l’autoparodie, aurait pu être la dernière de la pièce. Le mot de la fin donné au couteau ! Mais l’auteur s’est refusé à trancher dans le vif. Il a voulu continuer l’ingestion (quarante minutes de trop, peut-être), au grand regret de l’estomac saturé du spectateur nocturne…

Numen, nomen… : le dernier volet de la trinité du logos est ajouté par Hugo dans un flamboyant poème des « Contemplations ». Il s’agit du lumen, l’étincelle de lumière divine. « Quand il eut terminé, quand les soleils épars / Éblouis, du chaos montant de toutes parts / Se furent tous rangés à leur place profonde / Il sentit le besoin de se nommer au monde. » Que ce soit un dieu ou un démiurge simulacre qui se tienne au faîte du monde, le théâtre de Novarina postule la présence d’un écrivain sacré de la nature. À défaut de le connaître avec certitude, « Le Vivier » en énumère les noms avec la minutie, l’ardeur et la foi du kabbaliste.