Parody in blue

El Maestro

Aziz Chouaki

Aziz Chouaki est un fluxeur virtuose et sensuel. Ses accords de quarte de la treizième augmentée sont bémolisés à la façon de l’Algérois qui descend les ruelles de la casbah avec une pastèque sous chaque bras, harmonisés de feuilles de menthe fraîche à l’oreille et des sciures de la menuiserie du quartier, cuivrés du soleil de ses seize ans, quand il arrachait avec les dents les épines d’oursin des orteils de la brunette Hassiba.

Son fluxage de francophone entêté le distingue des flow-eurs majoritaires de notre temps, même si ce métissage du sens et du souffle, de la phonologie avec la poésie, de la langue de Molière au parler algérois, ne peut renier son accointance avec le rock and roll dans sa veine parodique, produit d’importation américain revisité en son temps par Boris Vian.

Chouaki est même doublement parodique. D’abord en cela que ses mots semblent être « faits sur le chant », selon la définition de Rousseau. Mais aussi par le ton satirico-nostalgico-désabusé dont il use pour parler de l’Algérie, qui vire souvent au pittoresque. Il nous met sous les narines une Algérie de carte postale en noir et blanc, où le poisson, le sel de la mer et les flirts furtifs tiennent lieu de madeleines de Proust. Ça se passe à Alger, mais ça pourrait presque être ailleurs, à L’Estaque de « Marius et Jeannette », par exemple. Comme un conte qui nous parle d’un âge d’or perdu et magnifique, d’une époque où on ne prenait pas Descartes pour un joueur de foot, où on pouvait faire la cour aux jeunes filles en neuf ou dix idiomes et où même, parfois, on avait le bonheur d’avoir une copine qui s’appelle « Pauline ». Et de la difficulté, pour la figure paternelle du maestro, campé par un Mouss Zouheyri talentueux mais un poil répétitif, de transmettre quelques grammes de la finesse de cette époque aux caricatures d’Algériens d’aujourd’hui.

Parce qu’aujourd’hui, c’est gratiné. Parmi les musiciens de l’orchestre, le premier, toujours en retard, est un bonimenteur atavico-compulsif, prétextant tous les jours un attentat sur son trajet pour récupérer la retenue sur son salaire. En voilà un autre dont les doigts passent plus de temps à se fourrager le nez qu’à gratter l’instrument ; et susceptible, avec ça. Un troisième, l’islamiste de service qui vient en répète avec son tapis, mais qui est aussi ignorant en matière de Coran que de Shakespeare. Enfin, entre en scène le représentant de l’État, sorte de dogue baveux et déculturé qui vient mordre aux jarrets de ceux qui créent, surtout si c’est en Français, et ne comprend que les insultes et le bâton. « Et c’est avec ça que vous voulez faire une nation ? » Évidemment, vu comme ça, c’est pas gagné.

À ce stade, je sais ce que vous vous dites : « De toute façon, dès qu’on parle de l’Algérie, ça finit toujours par tourner politique. » En apparence oui, mais en fait pas vraiment. Parce qu’on sent bien qu’on est déjà loin de l’Algérie réelle, actuelle. Et parce qu’on entend surtout la voix d’une certaine génération qui veut parler à celles qui suivent, en les priant un peu maladroitement de ne pas jeter tout l’héritage aux orties. Que l’histoire n’est pas monolithique, et qu’on se nourrit mieux le corps et l’esprit avec le Français comme butin de guerre que devant une table rase. Derrière Chouaki résonnent aussi les sarcasmes de Fellag, ou la nostalgie de Sansal, trois artistes nés entre 1949 et 1951.

Cette voix est-elle audible ? À une époque où, en France tout au moins, francité et algérianité n’ont jamais été aussi plurielles, certainement. Et même en allant au-delà du conte pour grands enfants.