Touche pas à Camus

État de siège

Etat de siège

(c) Clemence Cardot

Au théâtre des 3 Soleils, on peut voir des shinigami, du cabaret et du guignol dans un spectacle camusien. La Compagnie des Éplanches joue le spectacle « État de siège » d’après la pièce éponyme d’Albert Camus, et son metteur en scène, Charlotte Rondelez, n’a pas peur du mélange des genres. D’ailleurs, elle n’a pas peur tout court. Si le travail de coupe qu’elle a réalisé est tout à fait admirable – 3 heures et 25 comédiens en scène dans la mise en scène de 1948 par Jean-Louis Barrault contre 1 h 15 et 6 comédiens dans la version de 2015 –, il est pourtant difficile d’adhérer à l’invasion des marionnettes, étrange trouvaille du spectacle. Pour moi, on touche pas à Camus.

Et si la version de 1948 cédait à la caricature et à la dérision, c’est parce que Sisyphe n’arrivait plus à faire rouler sa grosse pierre depuis les années 1930 et Camus, il n’y croyait plus, il voyait tout en négatif et pensait que l’existence c’était un peu absurde, et du coup, il n’avait pas très envie de faire rire. Voici d’où me vient ce goût idolâtre et un brin conservateur pour le style biblique et incantatoire de Camus : son œuvre, c’est comme une Bible qui dit la vérité.

Revenons au spectacle de Charlotte Rondelez. Écrasée entre un balcon d’où les indigents chroniquent la mascarade des puissants et la rampe des spectateurs, la scène est tout simplement invisible – j’aperçois péniblement les cheveux des comédiens. Pire encore, quand les marionnettes entrent en scène, je vois le public se pencher pour retrouver le spectacle englouti. Car intégrer des marionnettes demande aussi d’intégrer un dispositif pour les manipuler. Et ces poupées de Kokoschka, qui poussent un peu trop loin la licence satirique déjà présente chez Camus, ne sont pas très discrètes. Et puis, elles me font peur. De couleur terre et poussière, elles ne sont pas gracieuses et me renvoient à des traumatismes télévisuels d’enfance : le « Bébête Show » et « Téléchat ». Petit à petit, les marionnettes piquent la place des humains, surgissent par des trappes et ne quittent plus la scène, où seuls deux arbres poétiquement stylisés me lient encore à Camus.

Pour résumer donc : des poupées transhumaines, des pancartes, un coryphée, un balcon, des apartés et des mises en abyme – « État de siège », c’est du théâtre méta. Et à force de distanciation, je prends le large et je ne saisis plus les différents plans du jeu, du texte et de la scénographie. La charge farcesque et grotesque me fait carrément passer à côté de la parabole politique, celle qui dénonce la fabrique de la Terreur, celle qui devrait résonner si fort à mes oreilles contemporaines, « par les temps qui courent », comme dit le public après le spectacle.

Malgré tout, cette expérience est loin d’être épouvantable – bon, si vous êtes phobique des poupées, passez votre chemin. Pour les autres, « État de siège », ce n’est pas du théâtre radin. L’incroyable réserve d’énergie dont disposent les comédiens garantit un spectacle constant, intense et intentionnel. Les géniaux personnages de la Peste et de la secrétaire renvoient avec humour aux shinigami psychopompes du manga « Death Note » et donnent une teinte pop et contemporaine qui fait oublier l’invasion des poupées grises et vieillottes.