Changement de focale

Provisoire(s)

Qu’a-t-elle à nous dire, cette jeunesse, les doigts salis par la merde qu’on lui a laissée ? Quel est le destin qui pèse entre ses mains ? Après l’échec de Nuit Debout, le mouvement qui pour une fois lui offrait un espace de jeu pour s’exprimer librement, le mythe du théâtre politique semble s’être terni. Les Entichés sont de ceux qui ne veulent pas abandonner. Et ça fait du bien.

Ombres, flux et reflux. Des silhouettes sont ballottées par la pénombre, comme si des forces invisibles et plus grandes qu’elles les entraînent. Doux et violent prélude, la danse est interrompue par une lumière crue : police, contrôle des papiers. Entichés enragés ou enragés entichés, la jeune compagnie se confronte à un grand défi, au bas mot le plus grand d’Europe et de France : la crise migratoire.

Leïla et Amir viennent du Maroc, où la cadette devait être mariée de force. Que ce soit dans un centre de demande d’asile ou dans les cours de français, ils se confrontent quotidiennement aux intervenants qui y travaillent. D’un côté, certains obtiennent leurs papiers et d’autres abandonnent en cours de route ; de l’autre, le turnover est grand, tant l’épuisement provoqué par la pression du système est fort. Tous sont de passage, embarqués par le mouvement d’un système qui les étouffe. Désespérés contre désespérés, « Provisoire(s) » tisse le nœud des histoires personnelles qui s’entremêlent et témoigne des « craquages ». Musique et vidéo appuient le propos pour mettre en avant des détails qu’on ne voit d’habitude pas au théâtre.

Paradoxalement, comme le proclame le titre, tout est provisoire. Nous sommes tous provisoires. Momentanément donné à la pièce, son sens s’est logiquement imposé au fil des mois de résidence. Si nous sommes tous imbibés du mouvement perpétuel des choses, eux ont réussi à en sentir la complexité. Pourtant, on ne peut s’empêcher de se demander quelle est leur légitimité de parole. Que sait-on de l’asile, lorsque l’on est comédien de formation ? Mais la justesse de leur propos et la sincérité de leur jeu ne trompent pas. La compagnie a fait de la cohésion de groupe son fer de lance, et de la recherche collective une méthode fondamentale. Au-delà de leur préoccupation commune pour l’actualité sur Calais, la guerre en Syrie, la remise en cause grandissante de la politique de l’accueil en France ou la question de l’intégration, il y a au cœur du projet cette volonté de « déplacer la focale ». Les demandeurs d’asile n’étant justement pas tous syriens et pauvres, ils ont choisi de parler de la « deuxième génération de migrants ».

Avec en tête son expérience de deux années consécutives dans le centre d’accueil Kirikou à Saint-Ouen, Mélanie Charvy lance un travail collectif de recherche documentaire avec ses comédiens. Internet bien sûr, mais aussi témoignages de parents tunisiens et marocains, immersion dans l’association France terre d’asile, interviews, etc. En ce sens, « Provisoire(s) » est un « théâtre de recherche », une pièce documentée, où la théâtralisation a la part belle. Le but ? « Mettre le doigt sur la folie du système » et « faire réfléchir les gens par un biais autre que celui des médias ». Leur travail complet permet de nous réinterroger sur le sens de nos valeurs françaises, la laïcité en première ligne. Les sujets polémiques comme la religion, le mariage ou le voile sont donc inévitablement présents, traités avec un humour pesamment senti. Bien sûr, la pièce propose un point de vue critique, « après les gens en font ce qu’ils veulent », explique Mélanie Charvy, qui voulait surtout « éviter le moralisme ». Bien conscients du public d’intellos-gauchos qui leur fait face, leur ambition serait donc plutôt d’ébranler les beaux idéaux humanistes dont nous avons été bercés toute notre enfance.

(avec la collaboration d’Elise Abassade)