Choisir, c’est renoncer

Les Frères Karamazov

© Thomas Aurin

© Thomas Aurin

Le « Christ au tombeau » de Hans Holbein hante par sa présence cadavérique l’usine à chaudières de La Courneuve où la MC93 s’amarre le temps de retrouver le vaisseau amiral.

Ce tableau était la prédelle d’un retable, réalisé pour la cathédrale de Fribourg, qui, d’après les souvenirs de sa femme, fit grand effet à Dostoïevski quand il le découvrit à Bâle. On retrouve la trace de ce face à face avec les stigmates biologiques de la mort dans « L’Idiot » (également monté par Castorf) dans les mots de Terentiev « Comment les surmonter, puisqu’il n’a pas pu les vaincre celui-là même qui de son vivant avait triomphé de la nature elle-même, obéissante envers lui ? Lui qui n’avait qu’à dire : “Talitha Koumi” pour que se lève la jeune fille morte, “Lazare, lève-toi” pour que le mort surgisse de sa tombe ? Et si le Maître Lui-même avait pu, la veille du supplice, voir sa propre image, serait-Il monté sur la croix et serait-Il mort comme Il le fit ? ». L’image hante donc cet espace hors norme mais subtilement, à la manière d’un fantôme, présente même invisible, comme un pendant négatif au monumental portrait du Christ salvateur de Messine chez Castellucci.

Nous voilà donc immergés dans les thématiques récurrentes de l’écrivain russe que son fidèle compagnon de route met en scène obstinément. Frank Castorf, grand intendant de la Volksbühne, signe peut-être un spectacle crépusculaire tant il est à la fois le dernier roman de Dostoïevski et un des derniers spectacles du metteur en scène allemand en tant que maître des lieux. La suite sera forcément le début d’un autre cycle, une résurrection sous d’autres cieux, car la rébellion, espérons-le, ne meurt jamais. Il est donc question avant tout d’images. Images et liberté, où dans quelle mesure l’homme – ici, le public – peut ou veut prendre en charge son libre arbitre. C’est le fameux (long) monologue du grand inquisiteur, point d’orgue du roman, qui nous confronte à la problématique du choix. Il ne dénonce pas son contenu mais sa possibilité. Être libre semble consister à choisir l’homme qui me soulagera de cette responsabilité – ici, Frank Castorf donc. Quand l’homme choisit, il choisit pour ne plus choisir. L’aboutissement de la liberté coïncide avec sa propre perte. L’humanité est envisagée comme un troupeau que seuls les êtres supérieurs peuvent diriger. L’homme ne peut survivre qu’en confiant son autonomie à un autre que lui, en l’occurrence au grand inquisiteur. Celui-ci exige la mort du « je » au profit de la cohérence des masses : « Certes, nous les astreindrons au travail, mais aux heures de loisir nous organiserons leur vie comme un jeu d’enfant, avec des chants, des chœurs, des danses innocentes. »

Cette mise en scène en est l’illustration parfaite : l’utilisation massive (mais tellement maîtrisée !) de la vidéo et la frustration de ne pas pouvoir regarder les acteurs (tous prodigieux) ou seulement quand on nous le permet, à la dérobée, derrière des palissades ou dans l’embrasure des fenêtres des datchas, place le metteur en scène en démiurge tout-puissant à qui nous nous livrons en conscience. Le spectateur n’a de choix que de suivre ceux du maître et se laisse abreuver, pauvre brebis, d’images, de sons et de mots. En totale immersion, Castorf devient le grand inquisiteur et nous force à vivre cette absence de liberté en nous imposant ses images, son montage, un certain angle de vue.

C’est à une joute entre grands hommes que nous sommes conviés ; l’auteur, le metteur en scène et le peintre réunissent leur acuité dans une œuvre-monstre qui laisse peu de place au travail du spectateur mais souligne avec intelligence le roman-monde « Les Frères Karamazov ».