Le comédien vaut l’homme

Karamazov

(c) Christophe Renaud De Lage

(c) Christophe Raynaud de Lage

Au festival d’Avignon, c’est toujours une expérience particulière que d’assister à un spectacle en dehors des remparts. La navette nous éloigne de la cité des Papes, du tumulte et de l’excitation de la ville en fête. Le trajet d’une vingtaine de minutes agit comme un sas de décompression, un couloir qui rend effective la parenthèse spatio-temporelle qu’est le rituel de la représentation.

Et c’est déjà découvrir un décor que de contempler le cadre de la carrière de Boulbon. Falaise immense, qui constitue ce qu’on appelle dans le jargon scénographique « le lointain ». L’inatteignable. Et c’est un plateau tout en horizontalité qui vient trancher avec cette muraille. Comme si le drame des acteurs sur le point de se jouer étaient d’être condamnés à faire glisser leurs corps de droite à gauche, comme des insectes, toujours appelés vers le sommet, sans jamais pouvoir l’atteindre.

C’est tout le projet de Dostoïevski qui est brillamment retranscrit à travers ce dispositif. Dmitri Fiodorovitch et ses frères, chacun à leur niveau, sont des êtres confrontés à l’impossible élévation de l’âme par rapport à leur condition terrestre. Qui n’a jamais eu l’envie de crier à la face de ses semblables : « Ne vous fiez pas à l’existence que je mène, je suis bien plus noble à l’intérieur ! » ? En cause, la dette d’une génération envers une autre. C’est bien souvent ce qui constitue le terreau des grandes histoires : le refus du roi d’abdiquer et de donner une place à ce qui vient après lui-même. De là naît toute violence, nous disait Liddell précédemment dans le festival.

Une fois de plus, Jean Bellorini nous propose un théâtre éminemment populaire, en ce sens qu’il permet le rassemblement du peuple autour de grands thèmes universels : la justice, la morale, la quête du sacré ou de la rédemption. Mais à quoi bon vouloir rassembler au théâtre quand la tendance est à la prise de position, à la division (voire à l’exclusion) ? Afin de pouvoir trouver la réponse commune à une question, un consensus qui dirait : « Voilà. Regardez, ça, c’est la vérité ; ça, c’est la beauté. » Avec l’injonction de s’y aligner sous peine d’être considéré comme marginal ? Non. Le théâtre n’a pas la vocation de donner un cap ou de promouvoir telle ou telle valeur. Il est nécessaire de rassembler les femmes et les hommes au théâtre pour mettre en lumière, ce qui fonde leur humanité. Et ce processus est d’autant plus efficace qu’il relève de la dialectique. C’est en défendant viscéralement le point de vue de son personnage que chaque acteur se met le mieux au service du projet commun, celui de l’Humanisme. Jouvet disait : « Le comédien vaut l’homme et tant vaut l’homme, tant vaut le comédien. » Et c’est vrai que le théâtre de Jean Bellorini est avant tout un théâtre pour les acteurs, dont on a plaisir à accompagner les ruptures, les nuances, comme on vibre à chaque nouvelle couleur du feu d’artifice. Formidable morceau de bravoure qu’est la tirade de l’inquisiteur magistralement tenue par Geoffroy Rondeau, qui négocie chaque virage comme un champion de super-g. Tout est lisible sans jamais être anecdotique et tout devient vertigineux.

Au fil de la traversée de ce fleuve, le ciel noircit, la carrière s’illumine, l’espace tangue. Certains disparaissent, avalés par la scène ou bien entraînés au large, à la dérive. Mais c’est ensemble, en chœur, dans le chant que cette belle troupe ouvre et referme le rituel. La musique agit comme une respiration. Elle accélère, se calme, tantôt souligne le drame qui surfe alors sur elle comme sur une vague d’émotion, ou bien tantôt, décalée, convoque le rire et met en crise le pathétique trop dur à soutenir. Elle est le souffle du sensible dans les voiles de la tragédie.