Démesure pour démesure

Het Land Nod

Het-land-Nod

« Franz avait lu dans “France-Soir” qu’un Américain avait mis 9 minutes 45 secondes pour visiter le musée du Louvre. Ils décidèrent de faire mieux. » Seules paroles entendues ce soir-là, les six comédiens/auteurs/metteurs en scène anversois sont décidément une bande à part. Mais Godard n’est pas la seule citation du spectacle « Het Land Nod ».

L’épisode du « coup de lance », inspiré de l’Évangile de Jean (19,31-37), prend place après la crucifixion de Jésus : le vendredi soir, des soldats sont envoyés pour briser les jambes des crucifiés avant de les descendre de croix pour que les corps ne soient pas exposés pendant le sabbat. Le Christ étant déjà mort, l’un des soldats lui perce le côté de sa lance : de la blessure coulent de l’eau et du sang. Cette toile monumentale de Rubens conservée au Musée royal d’Anvers est le point névralgique de cette proposition monumentale d’où part un faisceau d’allégories et d’images mises magistralement en espace par le collectif belge FC Bergman. Les personnages si petits dans la démesure du décor – reconstitution intimidante de la salle du musée – tentent d’assumer leur charge absurde. Ils deviennent aussi des réminiscences furtives d’archétypes de l’histoire de l’art occidentale, comme cet Apollon qui prend la pose en face du Christ en croix, ou cette femme qui s’évanouit devant le tableau, se retrouvant, par ce geste, au pied de la croix, aux côtés des Maries et des pleureuses. Les pathos formels de « L’Atlas Mnémosyne » d’Aby Warburg en chair et en os.

Tout est à la fois lié à une réalité factuelle (le bombardement qui détruit partiellement le musée en 1944) et sublimé à un niveau métaphorique, comme un écran photosensible où chacun voit apparaître une évocation différente selon la direction lumineuse de son regard. Le collectif transfère ainsi son potentiel créatif vers le cerveau de chacun des spectateurs. Peut-être est-ce précisément pour cette raison que « Het Land Nod » s’incruste et visite les rêves, laissant une empreinte légèrement amère mais d’une beauté folle. Comme une pythie qui prédit l’effondrement à venir, l’homme s’avance et dépose sur le sol la neige et la poussière qui ne tarderont pas à se glisser par les interstices du bâtiment en ruine.

Étonnant dans ce musée imaginaire où il ne reste déjà plus grand-chose de la splendeur d’autrefois de partager la porosité des forces en présence. Plus d’irréductibilité ontologique entre les hommes et leur création, seul transpire le besoin viscéral de liberté. Détruire les murs et s’échapper puis sourire dans les gravats. Les hommes et leurs choses partagent la même tente, dans le chaos certes, mais dans l’attente apaisée de l’aube à venir.

Quelle vaine tentative de mesurer l’humanité, car elle ne passe pas par les portes. L’institution castratrice empêche physiquement les œuvres d’en sortir, et la masse qui jadis servait aux centurions à briser les jambes des larrons crucifiés est aujourd’hui l’outil de destruction du temple. À moins que le cadre artificiel d’un musée ne soit simplement plus envisageable pour se laisser regarder par une œuvre et en saisir la lumière. Alors il faut courir, se mettre en mouvement, se mettre en branle, partir, crier, se battre et essayer encore. Sans mot tout est sens.

Puis, comme dans la caverne platonicienne (clin d’œil à Philippe Quesne ?), l’image de l’œuvre remplace l’œuvre elle-même, partie folâtrer près de sa source, et le ballet des audioguides et perches à selfie se lance à nouveau à l’assaut de la culture – et non de l’art – en cage. Les révolutions sont parfois vaines mais toujours belles.