Grâce au Plateau

Tous contre tous

D.R.

DR

Dans le cadre de l’année France-Corée, Alain Timár s’est envolé pour Séoul afin de créer une pièce rarement jouée. En résulte un retour magnifique à la pureté du geste théâtral, qui résonne au-delà de toute frontière.

Il s’agit peut-être d’un lieu commun, mais il reste impressionnant de constater à quel point le théâtre sait parfois poser un œil visionnaire sur le monde et se rendre universel. Et ce sont précisément des textes comme « Tous contre tous », avec leur si belle acuité, qui font que nous ne cesserons jamais de le répéter. De cette pièce pourtant presque oubliée d’Arthur Adamov, il y avait apparemment longtemps qu’Alain Timár désirait faire quelque chose. Mais il aura fallu une invitation de l’Institut national des Arts de Corée pour que sa volonté se réalise, et c’est de cette bien belle rencontre – celle d’un metteur en scène impatient de faire entendre un texte puissant, d’un pays désireux de faire rayonner son amour du théâtre et d’une troupe de jeunes acteurs entièrement dévoués à leur art – qu’est né ce spectacle absolument bouleversant, dont on peut en ce moment se délecter au théâtre des Halles, et qu’il serait bien triste de rater.

Adamov et Alain Timár nous emmènent ici dans une contrée imaginaire, inconnue, mais qui ne nous semble à aucun moment étrangère : frappée par des difficultés économiques, rejointe par des malheureux en recherche de jours meilleurs, et peuplées d’hommes et de femmes désespérément humains que la peur, la colère et l’ignorance poussent à la haine, au repli, à la violence et à la trahison. Cette porosité entre ce monde et le nôtre, Alain Timár choisit de nous l’exprimer à travers son choix d’une mise en scène d’une sobriété remarquable, où tout se fait à vue autour d’un simple carré blanc, destinée à laisser toute leur place à quinze jeunes acteurs, tous issus de l’Institut national des Arts de Séoul et jouant dans leur langue (le texte a été traduit en coréen par Jae il Lim), qui peuvent ainsi déployer devant nous toute leur humanité afin de nous remettre enfin face à nous-même.

Étrangers en Avignon, donc, et dont la différence agit ici comme un miroir destiné à nous rappeler que, d’où que viennent les hommes, ils souffrent tous des mêmes maux. Accompagnés par un musicien – l’excellent Young Suk, vétéran de la scène théâtrale coréenne, dont les percussions fermes et les notes aériennes rythment le spectacle –, ces cinq garçons et neuf filles réalisent ici une performance dénuée du moindre faux pas, aussi précis quand ils incarnent tour à tour chaque personnage de la pièce que quand ils se laissent fondre dans le collectif, faisant à chaque instant preuve d’un engagement et d’une justesse qui prennent à la gorge. Car on ne peut en effet qu’être ébloui devant l’énergie qui se dégage du plateau, quand les personnages apparaissent et s’effacent d’un seul geste ou quand un chœur tout entier chante et se meut avec une si belle considération de l’espace et de ses distances.

Respectant à la lettre une direction d’acteur au cordeau, presque chorégraphique, par laquelle aucun geste ni souffle ne paraît superflu, les acteurs de « Tous contre tous » nous offrent alors une formidable leçon d’art théâtral, et leur générosité exemplaire nous rappelle à quel point le théâtre est beau quand il s’inscrit dans la chair et accepte d’être vivant. Car c’est bel et bien à du théâtre, et uniquement à cela, que nous assistons : un théâtre simple et pur, qui s’aime en tant que tel, et qui se dévoile devant nous comme pour célébrer la force de son illusion, dans une unité et une communion qui touchent au sublime.