Le duo italien Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, découvert par le public parisien en 2015 au Festival d’automne, joue en retrait avec les codes dramaturgiques et tend ostensiblement à une épure à la fois bienvenue et austère. Non pas dans le sens négatif d’une économie de moyens ou de couleurs, mais plutôt comme l’impression d’essentiel que l’on peut ressentir dans une abbatiale cistercienne. Un (faux) vide où rien ne manque et où l’esprit et le cœur peuvent, à leur rythme, prendre part au rituel.
Commencer par un rêve est une habile façon de faire du théâtre sans effets. Dans ce qui semble être du matériel autobiographique, la distance de l’histoire que l’on raconte offre aux acteurs un angle fantasmatique pour la jouer et au public une liberté de projection et de reconstruction. Il est en effet plus difficile de réécrire dans son imaginaire une histoire présentée comme « vraie » ; l’identification peut être plus directe mais psychologiquement moins fertile, le poids du réel a tendance à castrer. Alors que dans leur précédent travail, « Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni », le lien était évident, ici, comme dans une longue divagation, les confessions s’enchaînent sans fil rouge si ce n’est un regard franc sur la solitude et la pauvreté au cœur des villes et le ressenti personnel que l’on en a. Il faut donc accepter de se laisser bringuebaler sans chercher à comprendre, mettre en veille sa raison pour accéder aux entre-lignes. Toute la force transpire de ce qui ne se voit pas, les cicatrices des murs et les fêlures des hommes comme accès à une nouvelle dimension intensément humaine, possible simplement dans l’obscurité des théâtres. Jeu également dans la dualité appuyée ; le métathéâtre fait totalement partie des outils, de la langue de cette compagnie, et ce sont plus des acteurs que des personnages qui se présentent à un public qui est plus considéré comme des individus pensants que comme une audience passive. Tout l’enjeu de cette proposition est dans cette dualité : il faut à la fois se laisser porter par la poésie qui travaille en sous-sol et être actif dans la reconstruction des bribes de sens abandonnées sur la scène.
Ici les maîtres mots sont « sensibilité » et « humilité ». Humilité face au plateau et amour sobre de la machine théâtre : pas d’artifice, au commencement était le verbe. Ce théâtre de la parole mériterait cependant un cadre à sa dimension. Les grandes salles noient parfois, et il est plus difficile de se sentir impliqué et emmené dans ce voyage de l’intime quand la proximité avec les corps et les mots, évidemment nécessaire, devient problématique après le dixième rang. Les voix du quatuor s’enchaînent donc et invitent à prendre le temps de regarder et d’écouter ce qui n’est pas exceptionnel, de ralentir sa hâte, de plonger dans les interstices, de développer l’insignifiant, de fouiller le quotidien à la recherche de ce qui bat. Le monologue final, porté par Daria Deflorian, somptueuse de simplicité, réchauffe l’âme et les corps ; en livrant sa relation symbiotique avec les radiateurs en fonte, leitmotivs et doudous, elle parvient à métamorphoser l’individuel et le particulier en mission collective au cœur de la cité. Elle offre et multiplie la chaleur qui, comme le pain ou le poisson, manque cruellement aux villes et aux hommes.