Kruip et les conquérants de la lumière

A Possibility of an Abstraction

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Ennemis du post-dramatique, du minimalisme antiperformatif, de l’abstraction géométrique, passez votre chemin ! Germaine Kruip braque ses projecteurs sur la matière inerte du Kaaitheater et convie à une pause méditative radicale.

D’abord, la salle s’allume. Tout commence par l’affirmation des forces en présence : lumières, scène, spectateurs. « A Possibility of an Abstraction » se confond avec une installation d’art contemporain – ce qui semble être une série de reconstitutions des toiles de grands maîtres de l’abstraction minimaliste, cent ans après le surgissement du monochrome de Malevitch. Et puis une narration d’ombre et de lumière s’installe et fait doucement glisser au sein d’une faille spatiotemporelle dans laquelle les sens se dérèglent.

Le théâtre de dispositif que propose Kruip, lent, technique, désincarné, se situe aux confins du paracinéma théorisé par Ken Jacobs dans les années 1970. La plasticienne néerlandaise offre un travail sensoriel pur, appuyé sur les contraintes physiologiques du spectateur : adaptation à l’obscurité, persistance rétinienne, illusions d’optique… Elle décline un jeu subtil d’ombres suggérant la troisième dimension, dans lequel le regard hésite entre creux ou pleins, surfaces ou volumes, pyramide ou quadrilatère plié en deux : une églogue technique rendant hommage à quatre cents ans de clair-obscur flamand !

Mais à cette déficience sensorielle répond la possibilité d’un imaginaire déployé. Et c’est bien parce qu’on est au théâtre et pas dans une galerie d’art contemporain que nous est laissée la liberté de sortir de l’abstraction, de matérialiser mentalement décors, personnages et séquences qu’illustreraient ces mouvements de projecteurs : comme le squelette de lumière d’une création dramatique. Lumière manipulée telle une matière organique et vibrante, avec une précision cinétique froide mais implacable. Le climax de cette déclinaison géométrique, peut-être : un losange de lumière qui s’élève et s’approche, semblable à une apparition angélique et sacrée, dans le silence d’une salle qu’on imagine volontiers pétrifiée et la gorge sèche. Car il fallait la scène d’un théâtre pour y apporter la caisse de résonance ultime : un silence épais, collectif, hypnotique.

Nul doute que l’œuvre de Kruip s’apparente à la bande démo d’un chef éclairagiste un peu mégalo, imbibé des litanies d’avant-garde d’un Art Reinhardt appliquées au spectacle vivant. De là à conclure qu’il s’agit d’une modeste entreprise de bullshit assumé, il n’y aura qu’un pas que nous n’avons pas eu envie de franchir. Question de disposition mentale, ce soir-là ? Soyons honnête : n’émerge dans le travail de la Néerlandaise rien de fondamentalement perturbant ou novateur ; en dépit des tentatives d’exégèse par le « dramaturge » du projet, Bart Van den Eynde, pas de propos transcendant sur le théâtre ou l’esthétique. On comprendra que certains puissent se sentir englués dans un concept à l’état pur.

Mais le talent de Kruip a été, malgré l’art pour l’art, de réussir à créer une certaine tension dramatique, fondée sur une succession maîtrisée entre points d’équilibre et de rupture. Une fragilité poétique qui suspend, pour 55 minutes, les données immédiates de la conscience. Reconnaissons au Kunstenfestivaldesarts de cultiver, à défaut de la révolution du regard, le sens de la surprise et de la distorsion temporelle.