La mort dans l’âme

Les Âmes mortes

 © Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

(Article écrit en collaboration avec Pierre Fort)

Cette édition du festival aura donc programmé deux adaptations de romanciers russes. Mais alors que Bellorini peinait à s’émanciper de la dimension foraine de ses précédentes pièces, Serebrennikov, en assumant entièrement un parti pris burlesque, parvient avec une grande maîtrise à restituer l’âpreté métaphysique des « Âmes mortes ».

Par l’adoption d’une esthétique de cabaret, le metteur en scène radicalise l’ironie de Gogol. Mais cette radicalisation est aussi une appropriation très singulière, puisque c’est toute la dimension psychologique du roman qui se trouve expulsée au profit d’un grotesque souvent inquiétant. Grimaces outrancières, mouvements déambulatoires, usage du travestissement contribuent à ériger sur scène une humanité monstrueuse, à l’image de ces acteurs singeant, par leurs mimiques et leurs gestes primitifs, de jeunes garçons en costume bavarois. De masque, il est donc éminemment question dans cette adaptation, comme en témoignent grimages, déguisements, travestissements et changements de rôles permanents, la vitalité même de la mise en scène se présentant comme le masque d’une réalité qui s’est rendue étrangère à la vie.

L’usage du travestissement d’ailleurs, dans une distribution entièrement masculine, s’inscrit moins dans une volonté de subversion des rapports genrés que dans une esthétique expressionniste de la bouffonnerie par laquelle les personnages se confondent entièrement avec leurs types sociaux. Ainsi sont-ils réduits à leur propre simulacre, le masque social ne dissimulant plus la profondeur retorse, perverse et contradictoire d’une psyché, mais le vide d’une existence factice. C’est pourquoi, chez Serebrennikov, le masque n’est pas là pour cacher une essence derrière une apparence. Ne dissimulant plus rien si ce n’est qu’il n’y a rien, il devient au contraire un masque mortuaire derrière lequel il n’y a que le néant et la mort. Là réside le pessimisme radical de la pièce. Et si aucun modèle d’identification morale ne nous est présenté, si aucune possibilité de salut ne nous est ouverte, alors il n’est plus même possible de déclarer à aucun personnage du roman : « Tu jetteras ce déguisement hideux qui te défigure, et tu redeviendras d’un métal aussi pur que les statues » (Musset).

Remarquable, cette mise en scène l’est donc par la très grande cohérence de ses choix. La veine burlesque est en effet maintenue tout au long de la pièce, au point que certains pourraient lui reprocher une systématicité qui se refuse à toute possibilité de déraillement. Mais cette cohérence se justifie pleinement, car, par son refus du réalisme psychologique, Serebrennikov parvient à puissamment nouer lecture sociale et lecture métaphysique du roman. La satire, évidente, trouve de nombreux échos dans la situation de la Russie contemporaine. Gogol fait un constat qui devient à partir du xixe siècle une forme de lieu commun : l’argent ne s’est pas simplement substitué à Dieu, mais il l’a tué. Par ce meurtre, le Capital a révélé à l’homme sa propre vacuité. Dieu était l’illusion qui lui permettait de se donner la profondeur d’une âme. De la mort de Dieu résultent donc la mort des âmes et la réduction de l’homme à sa simple apparence. Serebrennikov nous livre ainsi une vision du monde saisissante. « On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités », écrivait Pascal. Les âmes sont bien mortes, et le sujet, absenté à lui-même, s’est absorbé dans sa propre grimace.