La voix humaine

The Encounter

Simon McBurney

Simon McBurney

Noir. Applaudissements tout encore enveloppés de brumes et d’insectes, Simon McBurney revient sur scène au quatrième rappel et demande la parole. L’histoire que l’on vient de partager, nous dit-il, n’est pas seulement celle de ce photographe américain, Loren McIntyre, perdu dans la forêt au fin fond du Brésil, mais aussi un peu la sienne. Lui aussi a rencontré des peuples amazoniens, lui aussi se fait témoin de ces hommes et porte un message ; la requête du chef de la tribu adressée à nous, public, qui venons de vivre cette immersion sylvestre en mots et sons, il souhaite nous la livrer.

Il est seul en scène, mais ce sont ses multiples voix qui s’invitent dans les casques de chaque spectateur. Ça susurre, ça sature, enlace puis s’éloigne, l’impression constante d’être assailli, mordu, piqué, mouillé, agressé ; le son au creux de l’oreille crée une proximité qui transforme l’expérience collective d’une salle de théâtre en tête-à-tête. Adieu voisins qui toussent et qui commentent, plus de recherches compulsives au fin fond des sacs à main ni de ronflements du premier rang, ici, et dès les premières secondes, l’artiste n’est là que pour soi, plaisir égoïste, privilège, plongée dans une relation intime par le conduit auditif. Nous voilà, telle la petite fille qui ne veut pas dormir et réclame son histoire, en attente, avides d’aventures.

Toutes les histoires sont vraies, nous dit-il en préambule. Adaptée du roman « Amazon Beaming », de Petru Popescu, celle qui est livrée sur scène résonne étrangement en symbiose avec celle de Sabine Ercklentz, entendue dans un autre temps, au Kunstenfestivaldesarts : « Parmi les premières choses que je lis sur la vache de mer, ou rhytine de Steller, figure le fait que seules vingt-sept années séparent la première description de l’animal de l’extinction du dernier spécimen. » La rhytine de Steller, une vache de mer de l’ordre des siréniens, avait donc une voix. Des membres de l’espèce humaine ont pu entendre cette voix en direct pendant vingt-sept ans seulement. Posséder une voix, cela veut-il dire être entendu ? Dans ce cas, être entendu par l’homme a amené assez directement la rhytine à sa perte. Même schéma dans l’Amazonie. L’anéantissement de son peuple par ceux qui le découvrent contraint notre chef de village à une prudence austère et le pousse à utiliser une voie ancestrale de communication, hors conduit, de conscience à conscience, sans mot, sans langue, sans erreur de compréhension possible.

C’est sur cet élargissement de la conscience humaine et le risque concomitant de sa disparition que nous entraîne Simon via Loren, avec qui nous partageons les contours flous d’une nouvelle réalité et le retour à un langage primordial purifié de tout décorum. Purifié et renouvelé comme ce feu salvateur dans lequel la tribu détruit tout ce qu’elle possède pour aller légère, après un nouveau baptême, vers le commencement.

Seul sur scène donc, mais entouré d’ingénieurs du son et autres magiciens de la technique qui composent tels des musiciens la partition du voyage, qui font advenir la voix, qui accompagnent l’imaginaire sans l’étouffer ou prendre le lead, présents certes, mais au service. La compagnie Complicite exploite la puissance des moyens techniques non comme une fin en soi mais comme un outil ; quel meilleur médium que le son pour un spectacle qui ne parle finalement que des voies et des voix ? Le son d’un mot n’est-il pas habituellement tout ce que nous possédons, en dépit même de son sens ? Ici, seul le sens est adressé.

Cette rencontre, c’est à la fois une démonstration non démonstrative de la maestria du metteur en scène, une performance de l’acteur viscéralement présent et la volonté non invasive de l’homme de transmettre une expérience. Cette voix hors norme que nous découvrons et recevons ensemble, nous la sentons fragile et nécessaire, et nous voilà investis par tous les pores de nos peaux d’une mission mystique de protection pour éviter aux Mayuronas la même issue fatale que la rhytine.

Ils existent ! nous livre-t‑il enfin, voilà le message, tout à la fois un vœu de reconnaissance et de prise en compte de ce qu’ils sont, mais surtout une prière de les croire sur parole.