Le peuple est-il un monochrome ?

Ceux qui errent ne se trompent pas

Ceux qui errent ne se trompent pas © Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

En pleine lumière, la bouffonnerie politique. Et, comme des médias, comme de l’espace public, le peuple absent, rejeté dans l’ombre d’un espace invisible, celui du spectateur. Troublante homologie de l’espace médiatique et de l’espace théâtral, car, entre la réalité et sa satire, la pièce opère une exagération qui n’en est pas moins tautologique.

Que le peuple soit absent importe peu en réalité, car le politique en art réside moins dans l’objet représenté que dans l’interstice de la relation spectatorielle qui est instaurée, dans la nature des affects produits. C’est là que l’indéniable talent de Maëlle Poésy se retourne contre elle-même, puisque la virtuosité de sa mise en scène repose sur un mouvement d’hystérisation de la parole et d’emballement des images qui, loin de trancher avec les affects médiatiques, tend au contraire à les reproduire. Par ce régime spectaculaire de la dérision, un consensus facile est créé, car on ne saurait que communier à l’encontre d’une classe dirigeante qui n’a guère besoin de caricaturistes pour se caricaturer. Sans le vouloir, le spectacle reconduit ainsi la relation médiatique contemporaine, celle d’une visibilité outrancière des élites exposées au regard d’un peuple invisible : la salle obscure se délecte de la bêtise qui triomphe sur la scène, comme le téléspectateur ou l’internaute se moqueraient des ridicules du personnel politique.

Reproduisant cette relation médiatique, la pièce est alors contrainte de reprendre à son compte les présupposés de l’ennemi, à savoir cette conception socialement indéterminée d’un peuple vide et sans visage. C’est pourquoi la révolution se fait ici par les urnes, dans le secret sans image d’un isoloir, invisible contestation du vote par le vote qui contribue à perpétuer la croyance en celui-ci. La pièce, loin de rompre avec cette vision abstraite, la reconduit donc malgré elle. Car si le peuple est hors scène et sans nom, ses échos se font entendre, prenant ici, si ce n’est une figure ou une image, au moins une couleur, ce blanc d’indétermination qui n’est pas autre chose que l’abstraction d’un monochrome.

Reprenons le titre. « Ceux qui errent ne se trompent pas. » Le vote blanc n’est donc pas ignorance, abstention ou manipulation de quelque obscur démagogue. Mais un démocrate ne devrait-il pas en dire de même à propos du vote nationaliste ? Et cette formule n’est-elle pas précisément un élément de la rhétorique Front national convoqué à l’encontre du mépris de classe dont ses électeurs font l’objet ? C’est que, en remplaçant les occurrences de « vote blanc » par « vote FN », la pièce ne perdrait guère de sa cohérence : le propre de l’abstraction, c’est bien sa réversibilité. La bipolarité de l’espace politique du spectacle (les partis vs. le vote blanc) est ainsi une binarité d’où toute négativité est exclue, comme si la possibilité d’une troisième voie (celle du fascisme, de la violence populaire légitime ou de la guerre civile) était refoulée, la difficulté éludée plutôt que mise en scène, resurgissant simplement en creux sous la forme réversible de son autre – ce blanc qui pourrait tout aussi bien être du noir.

Par cette dénégation du réel, la pièce se met alors dans la même position que les gouvernants dont elle fait la satire : ce qu’elle ne saurait voir, elle le refoule pour le laisser ininterrogé. Sauver la conscience de ses propres contradictions, telles sont les vertus psychiques de l’abstraction. De ce point de vue, l’œuvre est bien une fable, un récit qui ne produit pas simplement une illusion mais qui reconduit celle qui prévaut dans le monde.