Manège

Lenz

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« Il y avait en lui un vide effroyable, il n’éprouvait plus aucune crainte, aucun désir ; son existence était pour lui un fardeau nécessaire. » La première phrase de la nouvelle de Büchner, « Lenz », écrite en 1835, traduit à peu près l’état du spectateur à la sortie du spectacle de Cornelia Rainer.

Pourtant, rien à reprocher à cette proposition, rien à redire aux acteurs : dès l’entrée en salle, les majestueuses montagnes russes en bois s’imposent, tranchant avec la reproduction minutieuse d’un intérieur protestant. Et en entendant les trompettes, on rêve déjà à tout ce dont elles vont être le support. Du mouvement pour le moins. Ivresse de la vitesse et du faux danger, ces reliefs sur le plateau en jettent et préparent le spectateur à un voyage rafraîchissant en montagne et aux sommets de la pensée. Et voilà que les cinq premières minutes sont étonnantes, sans mot, le décor résonne de rythmes et de ses sons, comme pour mieux visiter la maison, comme pour s’approprier bout par bout le plateau, comme une invitation à partager, avec Lenz, la vie de la famille du pasteur.

Comment peut-on expliquer ce qui suit ? Cette mise en scène, pourtant signée par une trentenaire, est digne d’une comédie française de province d’il y a cent cinquante ans. Tellement frontal et illustratif qu’on ose y croire, guettant le point de rupture en vain. L’excès de poussière et le passéisme premier degré rassurent les foules peu habituées aux formes nouvelles et engluent le théâtre dans ce qu’il a de plus basique, le divertissement culturel. Moins polémique qu’Angélica, la ménagère de moins de cinquante ans est ravie, enfin, elle comprend à quoi servent ses impôts. Elle repart vers sa cuisine, égale à elle-même, sans bouleversement intérieur, sans avoir décalé un iota sa vision du monde mais en pouvant citer Büchner lors d’une prochaine soirée en société. Horreur, malheur, du consensuel dans le IN ? On pourrait excuser une création et plaider l’erreur de programmation, le spectacle prometteur sur papier qui, écrasé par l’enjeu, ne va pas au bout, mais ici, nul pardon. (Un soir de déprime, lisez donc les extraits de la presse autrichienne lors de sa présentation à Salzbourg il y a deux ans, voyage dans la quatrième dimension garanti.) Car la seule question valable est : pourquoi ce spectacle dans ce festival ? Certes, Cornelia Rainer répond aux critères (femme trentenaire, c’est bon pour les quotas), elle n’est pas dénuée de talent, mais sa programmation au festival d’Avignon soulève des interrogations épineuses. Le taux de remplissage est-il le nouveau Graal ? Ou, dans les eaux troubles de fin de mandat et de souhait de renouvellement, on assure le contentement du peuple ? Quand le choix politique éteint le choix artistique, les avant-gardes se font plus discrètes.

On pense avec nostalgie à la mise en scène d’Éric Didry du « Méridien » de Paul Celan, où Nicolas Bouchaud sans manège mais avec panache et exigence livrait par bribes la nouvelle de Büchner. Ce travail certes peu accessible a priori, ultraréférencé et antispectaculaire a joué à guichets fermés. Comme quoi le remplissage est aussi une excuse. Peut-être faut-il se résoudre à penser que pousser le public à penser hors de sa zone de confort n’est pas dans les priorités de l’État, plus enclin à saluer les festivals dont les deniers publics sont utilisés à contenter superficiellement les esprits plutôt qu’à les nourrir. La révolution et le monde nouveau ne sont pas pour demain.