Vanishing Point

The Evening

The Evening Richard Maxwell (c) Paula Court

(c) Paula Court

« Laissez toute espérance, vous qui entrez » : un bar moche, un lutteur de MMA cabossé et son entraîneur, une serveuse loqueteuse et aigrelette en guise de Béatrice… L’enfer de Richard Maxwell, inspiré de Dante, n’a rien pour séduire. Et pourtant…

Ce qui frappe avant tout, c’est la déco : une forme de saturation de la couleur, une redondance morne des motifs, où domine le marron ou, plus exactement, le marron sur du marron. Cela crée l’effet de ces publicités des années 1970, dont l’éclat s’est dissipé, où l’aspiration d’une génération à la consommation n’est rien devenue de plus qu’un désir terni. Un peu comme si Richard Maxwell voulait « retrouver le néant au cœur de l’image », ainsi que Baudrillard définissait l’art de Warhol.

L’espace délimité est exigu. Et c’est particulièrement sensible sur le grand plateau des Amandiers, utilisé au quart. Les comédiens peinent à se mouvoir. Les musiciens d’un orchestre de rock mou sont relégués dans un coin et ne peuvent avancer d’un pas. Le personnage féminin s’écrie « J’essaie de m’éloigner le plus possible de toi », mais il se heurte immédiatement au mur du décor. Tout est minable, étriqué, figé. La lutte physique entre les deux hommes, qui pourrait donner lieu à une scène spectaculaire à base de torgnoles, se défait instantanément, de façon lamentable et ridicule. On serait presque dans un antijeu. Un antijeu qui se voudrait pourtant réaliste. Corps bien présents (sang, piquouses, beignes) et désincarnés tout à la fois, tout juste audibles, les comédiens semblent eux-mêmes ne pas croire en leur rôle.

Le personnage de Béa, qui souhaite s’échapper de ce bar moisi pour se rendre à Istanbul, rappellerait bien Arletty dans « Hôtel du Nord », lorsque celle-ci propose à Louis Jouvet, qui s’« asphyxie ici », d’« aller aux colonies ». Mais ce n’est plus le « réalisme poétique » à la Prévert ou à la Francis Carco, la représentation aimable et pittoresque d’un petit peuple interlope rêvant d’un orient kitsch et enchanteur. Il n’y a ici ni « caractères » ni même « atmosphère ». On est davantage dans la simulation d’une « atmosphère », dans un simulacre signalé comme tel par le dispositif, avec des personnages fantoches et peu attachants. Car ces losers-là n’ont rien de magnifique. Le dialogue lui-même est pavé d’intentions, de clichés ressassant le thème de l’échec : « J’ai l’impression qu’on est des perdants. C’est obligé. » À défaut d’être des perdants, on joue à être des perdants. « The Evening », pris à la lettre, ce serait un peu la méthode Coué de la lose.

Cette scène du bar est encadrée – pour ne pas dire désignée – par deux autres moments. Elle est précédée de la lecture d’un texte autobiographique, dépouillé et très beau, relatant la mort du père de Richard Maxwell, qui a coïncidé avec l’écriture du spectacle et dont quelques images demeurent : les « bras osseux » du mourant sur un lit d’hôpital, des oiseaux observés comme autant d’augures inquiétants… Elle est suivie par une dernière scène, simple dans sa réalisation et pourtant magnifique : Béa, qui a revêtu un manteau de fourrure miteux, peut s’évader enfin. Les machinistes viennent enlever un à un les éléments du décor et laissent découvrir un immense cyclorama rayonnant de blanc, envahi de fumée. Béatrice, ombre errante, disparaît dans ce paysage de brume. Cela a l’allure d’une NDE (Near Death Experience), et cela pourrait signifier, suggère Richard Maxwell dans le programme, un passage de l’enfer au purgatoire. Quoi qu’il en soit, cette ultime dénudation de procédés est saisissante. Le spectateur ignore sans doute s’il a compris, aimé ou détesté cette proposition, qui ne ressemble à rien. Mais il sait que, dans cet agencement, quelque chose s’est assurément joué.