(c) Ilja Mess

S’ouvrant sur une messe pour les morts, le spectacle d’Anna-Sophie Malher, nourri de références multiples, met à jour la crise des migrants et la perte de nos idéaux.

A son ouverture, le rideau rouge du Teatro Piccolo de l’Arsenal découvre une petite société de personnages en costume, droits comme des épouvantails, figés dans une galerie de peintures. Entonnant le Requiem de Verdi, ils sont vite perturbés par le ballet incessant de trois employés de maison, portant chacun, à bout de bras, une pièce montée. L’un de ces serveurs détonne par sa maladresse qui génère une série de gags hilarants et poétiques. Sa pâtisserie est d’ailleurs particulière : le décor en sucre blanc reproduit les Twin Towers, transpercées chacune d’un avion… Le spectacle tout entier est traversé de ces dissonances: dans les panneaux d’un lambris, Duri Bishoff a placé un décor somptueux de marines (Rembrandt, Vernet, Turner…) qui, toutes, montrent des naufrages et des naumachies, pouvant évoquer le drame des migrants en Méditerranée. Désastres maritimes et autres échouages, réactivés sous la forme kitsch et pâtissière d’une pièce montée représentant la Vague de Hokusai…

Accompagnés remarquablement par le piano virtuose de Stefan Wirth, la soprano Yuka Yanagihara et le chœur de l’Université de Trossingen offrent quelques uns des plus beaux highlights de la Traviata. Ces morceaux choisis prennent tous ici un sens nouveau. Prise dans un tourbillon de frivolité, ayant mis à sac sa robe à crinolines, le visage barbouillé de crème Chantilly, l’héroïne s’étouffe, en se goinfrant d’un gâteau dont un serveur s’emploie à nettoyer les miettes: chanter juste tout en ayant la bouche pleine, la prima donna, si glamour en petite tenue, nous offre ici une performance exceptionnelle ! Spectacle d’une déchéance physique et morale, d’une recherche désespérée de la jouissance (« Gioire! »), la jeune fille, allégorie du monde occidental, est incapable de comprendre ce que son domestique, en quelques bribes, lui signifie de la tragédie de l’exil : « Je n’ai jamais appris à chanter. Je vis seul ici. » La rédemption par l’amour n’aura pas lieu. Sur l’air des Matadors, en une mascarade sinistre et cruelle, le jeune homme est bientôt molesté par les convives, nu, à genoux, la tête encagoulée dans son slip…

Par ce travail de recontextualisation de l’opéra, créé ici même à Venise en 1853, la metteure en scène allemande parvient à donner à sa réflexion une forte dimension émotive, servie par les accents du mélodrame. Inattendues, les coïncidences entre l’œuvre de Verdi et l’actualité la plus brûlante sont toujours heureuses. En entendant le fameux air du Brindisi, si festif, on se souvient que dans ce port d’Italie s’échouent chaque année des milliers de migrants.

Le théâtre d’Anna-Sophie Mahler, invitée pour la première fois à la Biennale, repose sur une écriture citationnelle, qu’on pourrait presque qualifier de maniériste, à l’instar des peintures utilisées pour le décor. L’idée initiale du spectacle est née du film de Fellini « E la nave va », dans lequel une compagnie de personnages insolites, réunie à bord d’un paquebot pour disperser les cendres d’une cantatrice, est assaillie  par un groupe de réfugiés yougoslaves. Mais d’autres références se mêlent : le film de Markus Imhoof « La Barque est pleine » — expression que les Suisses utilisaient durant la Seconde Guerre Mondiale pour refuser l’entrée du pays aux exilés. Les magnifiques costumes de carnaval conçus par Nic Tillein suggèrent d’autres images, nombreuses : les personnages à tête d’oiseaux de Max Ernst, le bal inquiétant dans « Judex » de Franju, les soirées “spéciales” d’« Eyes Wide Shut », les vidéos clandestines tournées à Guantànamo…

Anna-Sophie Malher charge parfois un peu trop la barque : la dernière partie, faisant entendre à la fois le Requiem de Stravinski, les «… Sofferte onde serene…» de Luigi Nono ainsi que les vers du « Naufrage du Titanic » de Hans Magnus Enzensberger, semble de trop. Certes, les deux jeunes vedettes du théâtre allemand Sylvanna Schneider et Johanna Link sont excellentes, certes la musique des deux compositeurs, attachés éternellement à Venise est magnifique et bouleversante, tout comme le poème d’Enzensberger. Mais insuffisamment intégré dans la dramaturgie, ce final, aussi austère qu’était enjouée la première partie, donne surtout la sensation d’une insistance maladroite voire d’une pénitence.

Quoi qu’il en soit, cette effervescence des formes et des signes, cette prolifération du simulacre, ce brassage ostentatoire d’images empruntées, dans lequel excelle Anna-Sophie Mahler, loin de nous faire oublier la réalité de notre monde, la fait surgir, dans la quiétude de la Biennale, avec une brutalité encore plus crue.