(c) Pascal Victor

De passage au KVS_Box, Claude Régy donne la place aux mots du poète maudit Georg Trakl, dans un ultime spectacle témoin de son art unique.

Au commencement étaient le silence et l’obscurité. Durant plusieurs minutes, le temps pour nos yeux d’appréhender le noir dans l’angoisse ou la sérénité, nous voilà à la merci du rien. Au loin, une faible lumière clignote comme un phare agonisant. Ce phare est peu à peu prolongé par un rai de lumière échappé du plafond de manière presque surnaturelle. Nous sommes hors du théâtre, hors du temps, hors de l’espace, dans la caverne immonde et voûtée de la lourde conscience de Georg Trakl. Devant nous, comme une bête traquée, son corps se meut silencieusement et louvoie pesamment entre des obstacles invisibles pour nous. Les déplacements hiératiques de cet être inconnu, indéfinissable, aux contours floutés par les ténèbres régnant, sont fascinants. Magnétisés, nous nous taisons. Du rien initial, nous voilà intégrés dans une noirceur sourde qui baigne le lieu et nous fige.

Soudain, la mélopée déchire le silence. L’élégie incestueuse, angoissée, désespérée et sans appel de Trakl se fait entendre. Une voix tantôt haut perchée, tantôt profonde étire les mots et nous livre les pensées indicibles et désarticulées du poète dans une supplication hypnotique entrecoupée de silences. La langue de Trakl, impersonnelle et comme laconiquement descriptive, interpelle par sa découpe étrange, à la limite de la compréhension. À plusieurs reprises, les mots ne suffisent pas pour rendre compte : quelque chose échappe irrémédiablement au poète et donc au spectateur. Pourtant, Trakl continue à extirper les mots de son esprit et Claude Régy prend la peine d’enfin les communiquer au public francophone, souvent étranger à l’oeuvre du grand poète expressionniste allemand. La poésie si particulière de Trakl a dû séduire le metteur en scène français au crépuscule de la narration et du silence, par son incomplétude. L’oeuvre propose des bribes de noirceur saisies au vol par le spectateur, figé devant Yann Boudaud comme Trakl devant la nuit sans réponse. Le travail ciselé des lumières, à la limite du perceptible, répond au texte : il est difficile de saisir, de voir, d’entendre, de déterminer, de nommer, de raisonner et donc de s’en sortir.

Impossible de ne pas penser à Kaspar Hauser, l’enfant trouvé du XIXe  siècle allemand dont l’existence parmi la société des hommes fut brève et prit fin dans la violence. Irrésistiblement, on pense à la pièce éponyme de Peter Handke qui explore la violence de l’apprentissage du langage, ses limites et l’utilisation sadique qu’on peut en faire. Il y a quelque chose de l’impossibilité de découvrir et de communiquer le vrai dans le poème de Trakl : ne possédant ni les clefs pour comprendre la violence du monde dans lequel il est enfermé comme dans une grotte sans lumière, ni les mots pour clarifier cette situation, il tente de survivre grâce aux paradis artificiels qui le détruisent et à l’amour coupable de sa sœur cadette. Dans cette situation sans issue, il reprend encore et encore la parole, tendant toujours désespérément la main vers la trouée de lumière qui s’échappe d’on ne sait où et qui vient éclairer une infime partie du plateau.

Nous viennent aussi des images du film de Werner Herzog dans lequel Bruno Schleinstein incarne Kaspar, colosse à la grande puissance physique mais dont l’esprit inéduqué le rend inapte à vivre dans notre monde. La corporalité du Trakl de Régy rappelle la démarche houleuse et les grands mouvements lourds de l’acteur fétiche de Herzog. L’incompréhension visible dont souffrent Kaspar et Trakl et la cruauté de leur confrontation à la réalité inexplicable nous atteignent douloureusement. Le titre français du poème de Trakl, Rêve et folie, ne rend pas justice à la noirceur de l’original Traum und Umnachtung, et témoigne de la différence substantielle entre l’allemand, langue des mots composés et de l’image, et le français, langue de la rationalité. Néanmoins, Claude Régy, empruntant une dernière fois les voies sombres qu’il arpente depuis près de 60 ans, mène une barque corrompue aux confins de la conscience et du discernement humains, nous livrant la traversée terrifiante d’un homme que tout espoir a abandonné.