Fasciste sous analyse

Le Sec et l'Humide

© Christophe Raynaud de Lage

Séduisantes, les théories de Klaus Theweleit dans les années 70 sur le psychisme fasciste. Percutantes, leur retranscription par Jonathan Littell dans son essai “Le Sec et l’Humide”, paru en 2008. A cette double couche s’ajoute celle de Guy Cassiers qui vient poser sur l’ensemble un geste scénique original et puissant.

Dans ce portrait psychanalytique de l’une des grandes figures de l’extrême droite belge, Léo Degrelle, tout est question de dialectique, d’une grille d’interprétation non œdipienne plaquée sur la réalité fasciste vs l’ennemi soviétique : le sec, le propre, le droit, le vertical, le rigide, face à l’humide, au sale, au courbe, à l’horizontal, au mou. Le phallus aryen dressé comme un mirador pour surveiller ce qui peut émerger de l’ombre moite des terres féminines. Au cœur de cette symbolique, même si le conférencier de Cassiers (l’impeccable Filip Jordens) ne l’évoque pas, le Débarquement pourrait être perçu comme un sommet dialectique, le sable de Normandie constituant une sorte de synthèse de l’affrontement entre le sec et l’humide. De cette vision du monde pourtant, l’Anglo-Saxon est perçu avec indifférence, et le Juif est étrangement absent. Guy Cassiers fait peser sur scène un silence exagéré à l’évocation de cette absence, évacuant les références tout aussi abondantes à la “viscosité” des Juifs que l’on retrouve dans la littérature antisémite de l’entre-deux guerres (Céline parlait de “limacerie gluante”). Car c’est bien là la force et la faiblesse de la dialectique présentée par Littell : elle est systématique et totale, mais ne semble s’appliquer qu’aux nazis.

En fait, ce qui se joue ici n’est ni politique, ni socioculturel, mais d’abord linguistique : le langage comme outil de production du réel. A ce jeu, Cassiers ajoute sa grammaire scénique, dans un travail raffiné avec l’Ircam, qui complexifie et embrouille à la fois les degrés de lecture d’une théorie à laquelle une simple conférence aurait suffi. L’objectif des – empoignantes – séquences sonores et vidéo est de faire entendre les mots au-delà du premier degré de l’écriture, celui du roman de Degrelle “La Campagne de Russie” sur lequel se base le spectacle. Le pari est partiellement réussi, car le passage au plateau, tout en créant une caisse de résonance du langage, appauvrit aussi le geste originel, malgré la pertinence de l’adéquation entre fond et forme. Il y a chez Littell, comme chez un Foster Wallace, un génie dans l’expression du langage comme producteur d’une réalité mentale à la fois subtile et fascinante. Mais ce génie passe d’abord par la littérature. Le portrait de cet “homme hideux” que fut Degrelle permet de tramer avec force l’image névrotique en l’allongeant sur un divan ; mais il éloigne aussi sa possible identification avec l’homme normal, le spectateur saisi par la morbidité psychique du monstre. Une monstration à double tranchant, donc, mais portée par une telle vitalité dans son cheminement discursif qu’elle laisse à la pièce de Cassiers un goût de d’intelligence dont on ne boudera pas le plaisir.