« Se reposer ou être libre, il faut choisir. » On peut se demander si cette maxime de Thucydide ne s’applique pas autant au metteur en scène qu’au peuple de défricheurs dont parle Alexis de Tocqueville dans son célèbre essai. Car Romeo Castellucci ne se repose pas, ni sur ses lauriers, que l’on sait nombreux, ni sur les rouages efficaces de l’art dramatique. Il va dans le dur, convoque les Muses obscures de l’inspiration et se confronte obstinément à la rugosité de sa liberté.
Et comme toujours, le maître italien des plateaux exige du public dévotion et engagement. Le théâtre n’est pas le lieu où l’on apprend dans l’attitude passive de l’oisillon qui attend la becquée mais le lieu où tout se crée ; où la possibilité du jamais vu et donc du jamais pensé peut prendre corps. Le théâtre est un temple et ses oracles ne parlent jamais distinctement. Ici, le spectateur travaille et déchiffre ; son inconscient aussi. On sait les Castellucci, sphinx des temps modernes, friands d’énigmes. Nous voilà donc au cœur de ce territoire vierge à conquérir, partageant les troubles d’un couple de puritains déchirés entre leur observance des dogmes, le gouffre de solitude de la foi et les besoins bassement humains du quotidien : « Du fer et des semences ! » La faim conduit au blasphème, la chair est faible et Dieu semble parfois distrait trop longtemps. Évidemment, il n’est pas question de didactisme ou de message à faire passer, ni de réalité historique à revisiter. Tocqueville est un point de départ théorique, certains pourront parler de prétexte, mais c’est plutôt de l’ordre de l’héritage commun, une pensée partagée, un socle sur lequel on s’appuie avant de s’élancer.
Peut-être d’ailleurs est-il plus pertinent d’envisager ce voyage scénique comme une lecture à nouveau de la notion de sacrifice dans l’Ancien Testament, incarné par la figure patriarcale d’Abraham. Par amour de Dieu, il accepte de conduire son fils Isaac sur l’autel et de Lui offrir sa vie. La présence sur scène de ce bras meurtrier mécanique comme un leitmotiv entêtant semble signifier que l’intervention divine en faveur de la vie n’efface pas l’acceptation aveugle de la mise à mort. À moins que nous ne parlions finalement que de ces Indiens dont l’acculturation progressive conduira la peau entière à muer, rappel douloureux des scalps dont la présence irrigue les 2 h 20 du spectacle. Perdre sa peau pour la sauver ou changer de peau pour s’adapter au nouveau monde. S’ensuit une litanie d’images qui s’unissent non par le sens mais par leurs liens intrinsèques au sacré. À la manière d’Aby Warburg et de son Atlas mnémosyne, ces formes juxtaposées se mêlent et se rejettent, communiquent, crient, interrogent, se révoltent, vivent de leur vie propre et créent ensemble une cosmogonie nouvelle. Ces tableaux, magnifiés par le travail du son ciselé et mystérieux, engendrent une cérémonie païenne, un rite ancestral agissant, une convocation aux fêtes dionysiaques qui se jouent et qui demandent que l’on accepte de lâcher sa raison pour être initié aux mystères.
Il est libre, Romeo. Fatigué aussi comme pouvaient l’être ses machines dansantes dans son « Sacre du printemps », comme ses pattes de cheval motorisées ici ou la cage thoracique d’Agamemnon dans l’« Orestie », comme ces cris silencieux qui déchirent dans une transe hallucinée son théâtre et le consacrent comme un des créateurs les plus puissants de la scène contemporaine.