Le corps machinal

Elvedon

©Patroklos Skafidas

Elvedon. Un royaume imaginaire. Qu’est-il donc de plus ? Difficile à dire, si ce n’est qu’il surgit fugitivement au milieu des « Vagues » de Virginia Woolf. Elvedon. Quelque chose qui aurait à la fois la permanence rugueuse de la terre et la labilité évanescente de la mer, une forêt sous-marine en quelque sorte, un « territoire insubstantiel », pour reprendre les mots de la romancière.

Elvedon devenu, dans la scénographie de Christos Papadopoulos, un espace noir, dépouillé. Et pour l’habiter, six danseurs, à l’image des six monologues que le roman entremêle. Mais ici, aucune voix ne se fait entendre, aucun texte n’est projeté. C’est le choix de l’abstraction qui est donc fait, le chorégraphe souhaitant moins illustrer en ses détails le contenu d’une œuvre qu’y trouver un principe formel susceptible de présider au geste chorégraphique.

Ce principe, il le trouve d’abord dans le mouvement même du roman. Six voix de six vies qui imperceptiblement s’écoulent. Le temps a passé, et déjà l’aube a rejoint le crépuscule. Le changement donc, derrière la répétition inexorable. Tel sera le principe formel structurant la chorégraphie : six danseurs répétant les mêmes gestes, mais produisant, par la répétition même, des changements subreptices. Ainsi, de l’œuvre de Woolf, Papadopoulos ne retient pas la contingence matérielle des lieux, des objets et des couleurs, mais le principe formel qui préside à la réalisation d’une idée. Le principe formel : la métamorphose par répétition. L’idée : le temps qui passe. Car le temps qui passe précisément ne passe pas, il est toujours déjà passé, il est ce qui se dissimule derrière le quotidien de gestes sans cesse répétés, et dont on ne prend conscience qu’en se retournant. À regarder les danseurs, ce n’est qu’après coup que l’on remarque un changement de trajectoire ou de gestuelle, à l’image d’un être familier dont on ne percevrait les rides qu’après avoir exhumé un de ses vieux portraits.

Les partis pris du chorégraphe sont donc d’une grande cohérence. Mais l’œuvre acquiert par là une dimension sans doute trop systématique, comme en témoignent les rapports de la danse à la musique. Le mouvement des corps se trouve ainsi arrimé à une pulsation légèrement grésillante. Un bruit de mer, peut-être, mais qui ressemble davantage à un bruit d’usine. Et ces mouvements répétitifs, impulsés par des corps au tronc d’une fixité imperturbable, apparaissent alors comme robotisés, répondant à cette musique machinale comme un effet répondrait à sa cause. Des corps enfermés dans une geôle de sons et dont la gestuelle mécanique se fait reproduction, redondance, représentation du ronronnement d’une machine. Or, s’il y a une musicalité des mots, il existe aussi une musicalité des gestes. Mais qu’est-ce alors qu’un geste musical si ce n’est un geste qui ne représente rien, n’illustre rien, ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même, et se laisse voir pour la forme qu’il est, pour le trait qu’il dessine ? Musicalité qui requiert donc, sinon absence de musique, du moins écart par rapport à elle, imprévisibilité, béance qui fasse dérailler la machine.

C’est ainsi que l’horizon illustratif, congédié au départ, ne cesse de resurgir sous la forme spectrale du machinal, en une triple inféodation, du corps au monde du travail mécanisé, du geste à une musique d’automate, de l’imaginaire à l’illustration trop mécanique d’une idée. C’est alors la potentialité élégiaque de la répétition qui disparaît, et avec elle Elvedon, lieu impossible, qui serait à la fois le machinique et l’organique, la pierre et le rêve, la minéralité mouvante de la mer.