Le bruit des bottes. Elles attendaient d’abord, seules sur le plateau, comme si leurs pas militaires devaient depuis toujours irriguer les veines du danseur. L’homme seul, debout, fait résonner les sons de l’Histoire avec son propre parcours, la danse comme médium privilégié des subsistances transgénérationnelles. Habité de tous ceux qui ne sont plus et déjà en charge de tous ceux à venir, le regard planté dans les yeux celui qui le regarde, il livre avec puissance et détermination la fierté, la rage et la possibilité d’un printemps. « Pourquoi ce chemin plutôt que cet autre ? Où mène-t-il pour nous solliciter si fort ? Quels arbres et quels amis sont vivants derrière l’horizon de ses pierres, dans le lointain miracle de la chaleur ? Nous sommes venus jusqu’ici car là où nous étions ce n’était plus possible. On nous tourmentait et on allait nous asservir. Une fois de plus, il a fallu partir… Et ce chemin, qui ressemblait à un long squelette, nous a conduits à un pays qui n’avait que son souffle pour escalader l’avenir. Comment montrer, sans les trahir, les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel ? » René Char exprime par les mots ce que le chorégraphe syrien qui travaille désormais en Europe, Mithkal Alzghair, explore par la danse. Son travail est une tentative d’apprivoiser par le mouvement ce qui fait partie de son identité, l’exil. Il poursuit ses recherches sur le patrimoine de la culture syrienne en déterrant les racines des danses traditionnelles. Il questionne la transe, les schémas répétitifs, la physicalité virile, mais ce qu’il cherche à travers ces gestes ce sont les héritages qu’un corps peut intégrer au-delà de sa propre expérience individuelle ; que reste-t-il de la dictature dans les jambes et les bras des danseurs ? En quoi le déplacement forcé impacte-t-il la façon d’appréhender l’espace et de s’y mouvoir ? C’est sur le plateau qu’il participe au conflit, c’est en dansant qu’il défend les héritages et qu’il participe à la construction, pas après pas, des lendemains de son peuple. Il en faut parfois peu pour se sentir libre, en cassant la matière du mouvement, il ajoute du signifiant aux signes et donne à un geste de reddition un doux balancement, une résistance. Il y a une tendresse insolente dans ces mains levées, comme une feuille d’automne prête à prendre le large, à se risquer aux vents mauvais, consciente que sa légèreté est certainement sa dernière force. La beauté et l’intensité de cette proposition viennent de l’intrinsèque dualité de l’artiste, son corps ici et son âme là-bas ; il parvient à remplir cet espace en y jetant du silence et un linge blanc. Le deuxième volet de ce diptyque met en jeu trois hommes qui poursuivent ensemble le travail de réactivation de la mémoire des peaux. Et comme pour sortir de cette phrase chorégraphique infinie, comme pour contrarier la stérilité des répétitions, leur chemin choral prend finalement une voie individuelle. Une voie difficile car, comme le Christ au dernier jour, ils tombent sous le poids de leur croix. Se résume dans ce geste tout ce qu’Alzghair veut transmettre sur scène : ils tombent dans une faiblesse momentanée, le corps mou de fatigue, mais la réception souple et précise donne l’espoir de l’érection qui ne manque jamais de poindre. Ils parviennent enfin, tandis que la lumière fuit, à reprendre le cours de la vie qu’ils se choisissent. Une possible résurrection – on s’éclaire bien de ce qui brûle.
Le mouvement des histoires
Displacement