La compagnie Point Zéro revient sur les traces de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl avec un spectacle poignant, délicat, pluridisciplinaire et extrêmement bien maîtrisé. Produite par le Théâtre de poche de Bruxelles, qui développe essentiellement des formes dramatiques liées au témoignage, « L’Herbe de l’oubli » s’appuie sur la matière recueillie par la compagnie lors de leurs deux voyages dans la zone, en Ukraine et en Biélorussie. Ces paroles rapportées des habitants survivants d’aujourd’hui sont confrontées à d’autres, plus anciennes, issues de « La Supplication », de Svetlana Alexievitch.
La vidéo donne à voir des bâtiments, des visages, des paysages, des tables remplies de victuailles, mais cette réalité en cache une autre. La nature est chatoyante mais secrètement dangereuse. La présence de la radioactivité y est indétectable. Il faut autre chose pour représenter ce péril invisible. Il faut, pour le faire apparaître, donner la parole à toutes les branches de la population : ceux qui ont choisi de rester, ceux qui se disent chaque jour qu’il faut partir, ceux qui pensent que les hommes reçoivent le châtiment divin qu’ils méritent, ceux qui connaissent le réel danger et ceux qui refusent d’y croire et font des projets d’avenir… Cette approche documentaire autour du témoignage, de la confrontation des convictions, permet de dessiner une carte sociologique de la zone. Ici, pas d’explications scientifiques ou historiques sur les raisons de la catastrophe, pas de point de vue supérieur, mais la volonté de se mettre à la place des « gens qui restent » et d’entrer en empathie avec chacun. On ne cherche pas à comprendre (la tragédie a déjà eu lieu) mais à accompagner. Et on croit que c’est l’expérience de cet accompagnement qui permettra que cela ne se reproduise pas.
Le véritable coup de génie du spectacle, c’est l’usage de la marionnette entre les témoignages. Celui-ci pose la distance la plus juste dans le positionnement de l’artiste face à ceux qui ont vécu un tel drame. Comme si l’étrangeté des formes, des corps et des visages que permet la marionnette correspondait aux reflets des émotions et des dommages vécus par les gens. Une façon à la fois ultrapuissante et libre et en même temps très pudique de représenter leur souffrance. Cet enfant chauve et sa mère qui peine à le nourrir, ce couple de vieux au ralenti, ce chœur silencieux de villageois qui apparaît à la fin de chaque récit comme pour montrer que la parole est universelle et concerne tout le monde, enfin l’image symbolique du corps de ce cheval, plus belle conquête de l’homme, abattu parce qu’il errait dans la zone. Ces figures en papier mâché prolongent la parole et la présence des habitants au-delà du discours. Et voir leur manipulation est la façon la plus efficace de raconter la manière dont le moindre de leur geste au quotidien est articulé par la radioactivité. L’espace, les lumières, la musique participent aussi à ce basculement de l’âpreté du réel vers un onirisme plus envoûtant qui entraîne le spectateur dans un degré de conscience différent de l’événement. Au-delà de comprendre, se mettre à la place et ressentir, se représenter. Les marionnettes ne craignent pas les radiations. Elles sont comme les combinaisons de protection qui nous permettent de suivre la parole de l’autre et de faire un voyage intérieur dans la zone, le lieu du ravage ultime et de l’outrage suprême fait à notre humanité, en restant saufs, dignes, mais pas indemnes.