Après « Reality », « Ce ne andiamo… » et « Il cielo non è un fondale », Daria Deflorian et Antonio Tagliarini continuent de se confronter à la représentation du mal-être avec un spectacle inspiré de « Désert rouge », d’Antonioni, porteur d’une mélancolie douce.
Il y a dans le travail du duo italien la volonté sans cesse régénérée de se confronter à la béance laissée par notre rapport au réel. Cette déchirure oscille entre la part intime et la part sociale ; elle s’interroge, abruptement, sur le rôle des forces de l’intérieur et notre propre capacité morbide à dramatiser, malgré nous, nos existences, ou de celles qui viennent nous compresser depuis l’extérieur, qu’elles soient politiques, sociales ou économiques, sans que l’on sache bien démêler les unes des autres. C’est ce même mouvement dialectique qui anime « Désert rouge », représentant la sidération neurasthénique de son héroïne, et l’on comprend que ce jeu de résonances ait été le point de départ de « Quasi niente ». Dans le film, la Giuliana campée par Monica Vitti avec son austérité habituelle déambule dans une réalité à la fois d’une concrétude moderne implacable – les vastes étendues industrielles mortifères de la banlieue de Ravenne – et en même temps d’une abstraction tout aussi effrayante, nimbée d’une brume et d’un jeu de couleurs surnaturel, traduit ici par une immense toile translucide tendue en fond de scène, qui se teinte par moments de ce vert abyssal si caractéristique de la pellicule antonionienne…
Pas plus que dans le très décousu « Il cielo non è un fondale » on ne trouvera ici de fil narratif, comme le déplore avec ironie l’une des comédiennes. C’est un travail de la voix, de l’intime, de l’acteur. Les trois femmes, autant d’incarnations de Giuliana à des âges différents, et les deux hommes – cinq acteurs impeccables d’une sobriété et d’une justesse minutieuses – déballent leurs névroses dans cette séance de psychanalyse en public, ces confessions dans les flots desquelles s’abandonne – ou se noie – le spectateur… Perdus dans leurs atermoiements intérieurs, ils se raccrochent tant bien que mal à une réalité fragmentaire, matérialisée sur le plateau, au milieu d’une scénographie minimaliste, par trois ou quatre meubles qui leur servent de points d’ancrage éphémères, des souvenirs auxquels ils se raccrochent tant bien que mal. « Il y a quelque chose de terrible dans la réalité et je ne sais pas ce que c’est » : si la sentence clé de « Désert rouge » est représentée dans toute sa froideur dépressive, elle n’y est toutefois pas confinée, car il y a toujours chez Deflorian et Tagliarini la lueur d’un salut possible. Ce salut intervient grâce aux brèches lumineuses créées par l’humour des incursions métathéâtrales et la légèreté salvatrice des chansons de Francesca Cuttica ponctuant le spectacle ; mais il tient surtout à l’essence même du théâtre et au pouvoir rédempteur de sa parole. Ce « pas tout à fait rien », germé dans nos âmes au plus profond de cette prison de fer noir qui nous semble, parfois, être notre habitat familier, est l’embryon de toutes les transfigurations.