Un intérieur richement aménagé s’ouvre comme une boîte de Pandore, décorée dans un luxe daté. Dedans, de la musique résonne, des rires et des chansons. En apparence, tout semble concourir à faire pétiller l’ivresse d’une bonne compagnie, d’un bon vin, d’une bonne soirée. Mais au sein de cet écrin aux allures de cabaret parisien, Nathalie Joly choisit de dévoiler les dessous moins chic de la bonne société fin de siècle. Au fil des chansons, les femmes courtisanes de toutes conditions se pressent, les unes contre les autres, pour révéler la face cachée de leur quotidien.
Nathalie Joly est loin d’en être à son coup d’essai. Actrice et chanteuse diplômée du conservatoire, ses premiers spectacles sont des pièces musicales dont le format et le sujet donnent immédiatement le ton à l’ensemble de sa carrière. En particulier, elle met à l’honneur le style aussi technique que délicat du parlé-chanté dont s’emparaient les femmes pour narrer leur époque d’avant ou d’entre-deux-guerres, comme Yvette Guilbert. Dans ce balancement incessant de la voix parlée à la voix chantée, la femme agrippe un mince faisceau d’existence et d’attention dans ce monde nocturne au masculin. Le gosier devient alors une échappatoire salutaire par laquelle la courtisane s’amuse ou se venge plus qu’elle ne se plaint vraiment.
De toute manière, pas le temps pour pleurer : il faut travailler. Entourée d’une petite troupe de demi-mondaines et saltimbanques, Nathalie Joly expose sans détour, mais avec une grande justesse, les conditions et les diverses figures de la prostituée. Le politiquement correct n’est pas le style de la maison. Ici, tout ce qui a un nom est désigné sous une avalanche de termes argotiques aux consonances plus ou moins vieillies. La putain ne peut se payer le luxe d’une trop grande pudeur, et c’est précisément dans l’évocation de détails historiques et grivois, délicatement mêlés au reste de la performance chantée, que transparaît la réalité de ce monde, objet de tous les fantasmes. Riche ou pauvre, belle ou ingénieuse, vieille ou jeune : la vie de courtisane mêle l’intime à la publicité du corps et s’accommode de multiples jeux de regard tout en bravant les convenances.
Nathalie Joly est tout sauf une auteure qui sacrifie à la facilité. Pour donner vie à cet univers éclectique, il ne fallait pas moins que les talents réunis de Jean-Pierre Gesbert, indétrônable compagnon de route vissé au tabouret de piano, Bénédicte Charpiat comme artiste à tout faire ainsi que Carmela Delgado au bandonéon ; et, bien entendu, le savoir-faire de Jacques Verzier à la mise en scène, qui sert depuis longtemps déjà le travail de l’artiste. Inaugurée en 2015 à l’occasion d’une exposition au musée d’Orsay, la scénographie somptueuse de « Café Polisson » prend directement sa source dans les œuvres de Renoir ou encore de Degas, à qui est empruntée, entre autres choses, la posture de la fameuse buveuse d’absinthe. La scène s’anime ainsi tel un tableau à qui on insufflerait la vie, sous l’œil perfectionniste de l’actrice-chanteuse qui en occupe le cœur. La recherche menée pour la réalisation des décors (Jean-Jacques Gernolle) ainsi que des costumes (Claire Risterucci) offre une dimension exceptionnelle à cet univers qui tend à tomber dans l’oubli.