À fleurs de peaux

Outside

© Christophe Raynaud de Lage

24 février 2017. Deux jours avant un rendez-vous artistique avec Kirill Serebrennikov, Ren Hang se suicide en se jetant du haut d’un immeuble à Pékin. De cette rencontre ratée, le metteur en scène russe, toujours assigné à résidence à Moscou, tire une œuvre transdisciplinaire vibrante qui sonne plus comme un hommage confraternel et poétique que comme un pamphlet politique.

Tout commence comme dans « Le Procès », de Kafka, par l’irruption aussi brutale que grotesque des sbires d’un pouvoir totalitaire. À l’heure de la résurgence des morales étriquées, à une époque où l’Église orthodoxe, les postcommunistes et les néoconservateurs s’alignent en une syzygie mortifère, l’œuvre sexualo-subversive du poète et photographe chinois Ren Hang trouve sa résonance naturelle en Russie. Mais aussitôt introduite, la dimension politique démonstrative est reléguée au second plan. Point ici d’exégèse mise à l’ordre du jour des « Douze Commandements sexuels du prolétariat », œuvre fondatrice des bonnes mœurs communistes des années 1920.

Car ce que tente Serebrennikov, dont le double (ainsi que Ren Hang lui-même) est enfermé dans les neuf mètres carrés d’une pièce vide et mobile, roulée d’un bout à l’autre de la scène, c’est d’abord un dialogue posthume. Ce dialogue s’exprime sous la forme d’une proposition chorégraphique et plastique qui décline une série de tableaux aux ambiances franchement mapplethorpiennes et qui ne font l’économie d’aucun cliché SM-gay : la représentation du sexe, volontiers crue et kitsch, surgit comme élan de liberté opposé aux normes sociales, qu’elles soient russes ou chinoises. Comme dans son utilisation de la figure de l’idiot (déclinée d’après Lars von Trier dans sa création avignonnaise de 2015) ou même, de façon dévoyée, du martyr (d’après Marius von Mayenburg), Serebrennikov maîtrise avec brio l’art contrapuntique : Ren Hang, poète maudit, dont la dépression fraie pourtant avec la noirceur des abysses, semble illuminé par une vérité immédiate et céleste qui n’appartient qu’à lui. Un ange pop venu d’outre-monde.

« Outside » tente de faire éclater cette vérité en optant pour une mise en scène charnelle et arty jusqu’à l’excès. Sur fond de piano élégiaque ou de lourdes nappes de synthé, les corps s’animent puis se figent, reconstituant quelques-unes des photographies les plus emblématiques de Hang ; et créant des compositions surréalistes aussi saisissantes que leurs modèles – non sans autodérision – jusque dans les fleurs, motifs omniprésents, symboles de la beauté éphémère. Œuvre kaléidoscopique mais taillée au cordeau (mise en scène à distance, par Internet et clé USB, oblige !), « Outside » flirte avec le biopic diffracté et l’opéra rock, dans ses contrastes les plus appuyés : exubérant mais intime, superficiel mais émouvant, triste mais victorieux, allant jusqu’à arracher la joie et la volupté dans l’antre de la mort. « When it’s time to go on the road, But the road doesn’t seem like a road », selon les mots de Ren Hang. Il y avait la résurrection de la chair : voilà la chair de la résurrection.