(c) Simon Gosselin

Il y a dans chaque spectacle d’Angélica Liddell quelque chose de l’ordre du rituel sacré. Hiérophante autoproclamée, la performeuse livre un combat féroce contre le puritanisme, et d’abord contre ses propres démons intérieurs.

A comme Angélica : le message trône sur scène, gigantesque, et comme à son habitude Liddell n’est pas là pour faire dans la dentellerie sophistique. C’est que son égotisme assumé, consubstantiel à ses œuvres depuis l’origine et qui en agacera plus d’un, est d’inspiration christique : vision artaldienne d’un théâtre qui bouleverse la chair et l’esprit, d’un artiste comme monstre rédempteur des péchés du monde. Et Liddell n’invoque pas le poète en vain, car il y a chez elle cette cruauté vitale et broyeuse de peur : « Je tombe mais je n’ai pas peur. Je rends ma peur dans le bruit de la rage », disait Artaud. Grâce à Hawthorne, adapté pour le moins librement, elle s’appuie sur un récit iconique qui n’est que prétexte à déverser un torrent de rage ayant le pouvoir de nettoyer les plaies encore béantes de nos âmes.

A comme Arthur : où sont les hommes ? Dans un long monologue à l’énergie insatiable, la déclaration d’amour à leur égard et son pendant émétique, tirade vibrante contre les femmes, n’est qu’une misogynie en trompe-l’œil poussée jusqu’à l’absurde, dont la résonance avec l’actualité du #metoo est un leurre. La saturation visuelle du plateau, pendant les presque deux heures du spectacle, par ces corps masculins nus, tour à tour maîtres et esclaves, replace la chair au cœur de la représentation dans une crudité radicale qui interroge les frontières du désir. Plasticienne de génie, Liddell crée des tableaux fulgurants d’ombre et de lumière, aux pigments sanguins, mêlant néo-classicisme caravagien, musique baroque et kitsch des années 2000 (« Dragostea din tei » d’O-zone) : un pur magnétisme ardent des images qui agit comme une « thérapeutique de l’âme » (dixt Artaud, encore).

A comme artiste. Il y a dans l’histoire de l’art une autre A Liddell, c’est l’Alice de Lewis Carroll, figée pour l’éternité dans ce fameux portrait de 1860 et née au moment même où « La Lettre Ecarlate » d’Hawthorne devient un best-seller de librairie. Cette homonyme accidentelle est elle aussi une passeuse de dimensions, une créature psychopompe qui nous permet de purger la folie du monde. Rappelant explicitement l’origine génésique de la Chute avec un couple d’Adam et Eve virginaux qui se recueillent sur la tombe d’Hawthorne, Liddell est une Lilith nous offrant une troisième voie, par delà le bien et le mal. Alors, oui, son entreprise semble déborder de spirales stériles et de facilités rhétoriques, à l’instar de ces Foucault, Barthes et Deleuze jetés à la face d’un public déjà biberonné au post-modernisme. Mais sa démesure dans l’emphase verbale ou son choix de surjouer la transgression ne sont qu’une concession à la violence de cette haine-amour que cet ange noir des planches contemporaines porte sur le monde.

Dans l’un des plus beaux passages de toute l’histoire de la littérature, Lautréamont invite à arracher les beautés jusque dans le sein de la mort, ajoutant que ces beautés n’appartiendront pas à la mort : tel est le théâtre d’Angélica Liddell, mystique à l’état sauvage.