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Avoir la chance d’être assis près d’Ivo van Hove pendant le spectacle permet d’observer discrètement son œil alerte et serein, posé sans malice ostentatoire sur une scène où l’imagerie patriotique néerlandaise se donne à voir dans une ironie grinçante, déclinée essentiellement par des projections vidéographiques plutôt discrètes mais qui apportent, dans cette production où elles ne sont pas superfétatoires, une part de dissensus très féconde et plutôt irrévérencieuse.

Après « Les Choses qui passent » présenté cet été en Avignon, drame romanesque naturalo-symboliste inscrit quelque part entre Tchekhov, Maeterlinck et Ibsen, qui nous rendait heureux de découvrir un auteur injustement méconnu (parfois traduit en français dans des éditions tombées en désuétude), cette « force des ténèbres » a d’abord le mérite d’offrir un cadre représentatif à un milieu peu évoqué théâtralement (à part chez Koltès peut-être) : la sphère intime du pouvoir colonial, croquée comme chez Duras dans toute son ambivalence tragique.

La mélancolie problématique de la famille van Oudijck se vaporise d’abord dans une bruine très tchekhovienne : les corps foulent l’espace avec lassitude, pendant que la superbe installation de Jan Versweyveld dispose d’entrée de jeu toutes ses reliques périssables, des fleurs recueillies pour la cérémonie à ce piano noyé dans la mousson. Il est vrai que l’adaptation toujours synthétique de van Hove induit un feuilletage très rapide des thématiques politiques, économiques, sociales et philosophiques abordées par Couperus, mais c’est autour de cette « nostalgie ouverte » (pour citer Jankelevitch) du lignage van Oudickz qu’elles confluent habilement, nostalgie native d’une friction très symboliste entre la rationalité néerlandaise et cette « force obscure » que dégagent magnifiquement le corps magique de l’autre, qu’il soit érotisé ou hiératique (comme celui de la « fille des grands Sultans » qui donne lieu à une séquence tout à fait splendide.)

Même si le matériau romanesque est bien plus historicisé que celui des « Choses qui passent », le spectacle renouvelle une heureuse confrontation entre cet art du dispositif virtuose et fignolé qui fait la légende du metteur en scène avec une donnée anti-spectaculaire qui semble lui échapper en permanence. A ce crime innommable qui hantait la précédente adaptation de Couperus (et qui donnait lieu à un travail remarquable sur la force suggestive du son et du cri) répond ici une attention permanente aux puissances occultes et irrationnelles qui déchirent la polissure de l’image, dans un horizon symboliste dont on peut regretter le caractère à la fois évanescent et systématique (les tableaux trop éphémères étant  parfois pétrifiés par des silences un peu artificiels.)

Cette succession frénétique de représentations flottantes semble toutefois donner au spectacle tout son sens, car si les dispositifs de van Hove sont parfois glacials, c’est par une appropriation intellectuelle qu’ils révèlent eux-aussi leur « force latente. » Si le metteur en scène a souvent amorcé un détournement du processus comique (comme c’était le cas dans « Le Misanthrope » qu’étudie judicieusement Romain Piana dans un article paru aux « Solitaires intempestifs »), c’est à la tragédie que son plateau offre désormais une refondation critique. A la direction cyclique de l’histoire vantée par Otto van Oudijck, lui qui prédit un destin fatal à son ennemi indien en pensant ouvertement que tout va et vient comme le temps des moussons (ou comme cette tablée prestigieuse qui sans cesse s’enlise et se dresse à l’orée de la scène), s’oppose une manifestation fulgurante et diffuse du tragique, menace sourde couvée par un peuple en larmes et en armes.

C’est une grande tragédie postmoderne que reconstitue en somme le spectacle de van Hove, où la prophétie balbutiante de Couperus effiloche la ligne claire du déterminisme, n’offrant que des visions mentales et fugitives, nourries en permanence par ce patriarche qui écrit silencieusement en avant scène cette expérience érosive de l’histoire. Les minuscules tonneaux des Danaïdes qui jonchent finalement le plateau lui font alors endosser des oripeaux héroïques, pas tellement ceux de Sisyphe ou d’un autre enfant de l’absurde, mais ces nouveaux haillons mythologiques d’une tragédie qui n’advient pas vraiment, et à laquelle on met fin provisoirement en éteignant la lumière.