Grandiose irrévérence

40° sous zéro : "L'Homosexuel ou la Difficulté de s'exprimer" et "Les Quatre Jumelles"

DRIls sont monstrueux. Hilarants et totalement infernaux, flippants comme Guignol : les personnages de Copi campés par le Munstrum Theâtre composent un ballet cru et trash dans lequel, plus inquiétant que leurs masques, est ce qui gît en dessous : du cul et de la merde, des bas instincts, des obscénités qui ne cessent de gicler, le tout supporté par de l’héro qu’on s’envoie par hectolitres.

On assiste, avec une admiration pas éprouvée depuis longtemps, à l’emboîtement absolu d’un texte avec sa mise en scène, tant la dynamite grinçante de l’un – le grand brasier de la bien-pensance par Copi – trouve son apothéose, sa forme révélante, dans le burlesque des autres – les inquiétants personnages du Munstrum, anonymisés par des masques qui les recouvrent comme une seconde peau. Ils forment de fascinantes figures au croisement des créatures de Matthew Barney, d’un cabaret queer et des visages de Bacon. Ces masques, parfait dosage de réalisme et du grotesque qui le subvertit, sont ceux qu’on trouvait déjà dans « Le Chien, la nuit et le couteau », succès du OFF d’Avignon 2018 : signature plastique du Munstrum, leur simple apparition suscite un malaise immédiat, car rien ne perturbe la fixité uniformisée du haut de leurs visages, alors même qu’on s’attendrait à voir ceux-ci déformés à la mesure des horreurs qu’ils professent, révélant l’humanité dans sa trivialité la plus cracra. « Je vais le chier » – Irina, jeune fille volage enceinte qui n’a aucune idée de l’identité du père, en parlant de son enfant. « Où est la seringue ? » – rengaine des quatre jumelles au bord de s’évanouir dans un nuage de coke et un bain de sang. Sans oublier le chien bouffeur de fœtus, les changements de sexe à gogo et les junkies japonisantes, ultraviolentes et totalement paumées.

Le texte de Copi est une jouissive trouée dans l’hygiénisme et le politiquement correct du moment. Sa grossièreté hilarante s’équilibre avec le superbe univers plastique déployé par le Munstrum – sublimes costumes de Christian Lacroix (une robe de reine queer en patchwork d’anoraks), scénographie parsemée de poudre blanche (il neige de la coke). La mise en scène brille par son orchestration virtuose des différents fronts : interprétation infiniment juste du texte – surtout dans « L’Homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer », où le flegme des comédiens accentue la radicalité des mots –, maîtrise de l’espace et des corps – les désarticulations finales des « Quatre Jumelles » rappellent les poupées de Bellmer. Les interludes musicaux agissent comme des pauses dans le déversement d’horreurs tout en ajoutant du mystère, tandis que se répondent les chromatismes respectifs des couleurs et de la lumière : giclements rouges et rayons verts, obscurités menaçantes. « Le beau est toujours bizarre », disait l’autre. L’ébouriffante réussite du Munstrum tient en un art du contraste : la grossièreté gore de Copi met d’autant plus en pièces l’élégance plastique que celle-ci la « contient ». Un hypnotique effet de vases communicants se produit : notre envie de plonger dans cette humanité barbare, sanguinaire et incestueuse est à la mesure de la précision scintillante de la mise en scène et des comédiens, qui semble être la corde tendue depuis laquelle on peut l’observer sans s’y vautrer. Leurs excroissances et leur peau couleur chair, leurs allures de vivants, couplées à leurs pratiques trash, produisent ce désajustement nécessaire au déploiement d’une attention véritable, et au constat qui en surgit, joyeusement dérangeant : nous sommes monstrueux.