Huysmans ou les rêveries d’un Parisien converti

Rêveries d'un croyant grincheux / Notre-Dame de Paris / Paris

Parlez de Huysmans dans un cercle littéraire et observez les réactions : les uns se souviendront avec amertume de leurs années de lycée durant lesquelles le roman « A Rebours », indolent compagnon scolaire, leur était tombé des mains, d’autres, avec une moue en coin, évoqueront le catholicisme intransigeant de l’écrivain, les derniers enfin se contenteront de dire qu’ils ne l’ont jamais lu. Les défenseurs de Huysmans le considèrent comme un auteur inclassable dont les héros romanesques, Cyprien Tibaille, Folantin, des Esseintes, Jacques Marles ou Durtal, construisent le portrait diffracté d’un homme insaisissable. Ses détracteurs ne voient dans sa prose foisonnante qu’un bric-à-brac littéraire savamment arrangé. Julien Gracq note ainsi que « ses livres ressemblent à un édifice de pierres rares fracassé par un séisme ; les moellons luxueux, et tout ce qui a pour destination de s’arcbouter pour s’étager en hauteur, gisent à terre côte à côte, comme s’ils ne rêvaient que de retourner à la carrière originelle ».

Il est un autre Huysmans, plus intime, qui se livre entièrement dans les entretiens qu’il donne, les chroniques qu’il rédige et les nombreuses lettres qu’il écrit. C’est ce dernier que les Éditions de l’Herne nous proposent de découvrir ou de redécouvrir à l’occasion de son entrée dans la Bibliothèque de La Pléiade et de l’exposition « Huysmans, critique d’art » qui lui est consacrée au Musée d’Orsay. La maison d’édition, qui avait déjà publié un cahier Huysmans en 1985, fait paraître dans sa petite collection des « Carnets de L’Herne » trois opuscules anthologiques. Les deux premiers, intitulés « Les rêveries d’un croyant grincheux » et « Notre-Dame de Paris », ont été préfacés par André Guyaux, co-directeur du volume de La Pléiade et commissaire de l’exposition à Orsay. Le troisième, consacré à la ville de « Paris », rassemble quelques observations littéraires parues dans des revues ou des journaux.

Nous embarquons pour une balade improvisée dans les rues de Paris en suivant les pas de ce guide caustique et râleur. En traversant le parvis de Notre-Dame, on s’arrête un instant et l’on écoute, non sans un certain plaisir, ce néo-converti éructer contre les catholiques mous de son époque qui « avalent l’hostie, comme ils avalent, le matin leur café ». La cathédrale de Paris ? « Elle n’a plus d’âme ; elle est un cadavre inerte de pierre » posée au cœur d’un quartier où l’on croise des « touristes qui croassent, en feuilletant des guides » (remercions le Ciel que Huysmans n’ait pas rencontré ces hordes de touristes en short équipés de leur perche télescopique et davantage occupés à photographier leur face dégoulinante qu’à admirer l’éternelle cathédrale). Et quelle idée d’y avoir installé l’électricité ! « Ce sanctuaire ne doit être éclairé que par des cierges », nous dit-il plein d’amertume. Viollet-le-Duc aurait sûrement acquiescé. Le clergé n’est pas en reste. Si l’auteur de « Là-bas » résiste à l’envie de claquer les desservants d’enterrements pauvres, « bafouillant au galop les psaumes » afin d’en finir au plus vite, il rêve aussi de « se débarrasser de tous les maîtres de chapelle de France » qui massacrent la musique sacrée dont il a vanté les beautés dans « En Route ». Le purgatoire de Huysmans, c’est peut-être, comme il l’écrit dans ses « Rêveries d’un croyant grincheux », de vivre parmi les catholiques…

Mais quittons Notre-Dame pour aller flâner dans les jardins. L’œil expert de notre guide saisit en un instant la sociologie des jardins parisiens. Le Parc Monceau, c’est l’eldorado vert des gens aisés où les « rejetons de la classe bourgeoise courent dans les allées ». Le jardin du Luxembourg, lui, est plus complexe « comme les promeneurs qui le remplissent ». S’y croisent des prêtres à la face triste, des peintres et sculpteurs de la rue d’Assas, des bourgeois de Saint-Sulpice, des ouvriers du quartier de l’Observatoire et la « jeunesse gommeuse des écoles ». Certains ne font que traverser le « Luco » et vaquent à leurs occupations. Non loin de là se dressent les Grands Magasins, « ces entrepôts du Mal », symboles de la « féodalité financière et commerciale beaucoup plus redoutable que celle des nobliaux détruite par la Révolution ». Ils empoisonnent les âmes perturbées de nos concitoyens, les femmes en sortent « fébricitantes, les doigts agités, les yeux hors du front ».

Le soleil se couche sur le boulevard du Montparnasse. Notre cicérone nous quitte et nous noctambulons au hasard des rues, passant sans nous arrêter devant les « cafés où moussent, dans des chopes, les bières de Vienne brassées à la Villette ou aux Gobelins ». Nous humons, une dernière fois, les effluves de ce temps passé tandis que l’on entend gueuler au loin le prophète maudit : « Tout pour la vanité et les plaisirs futiles et rien pour l’intelligence, encore moins pour l’âme ! »

Que Houellebecq ait fait de Huysmans le sujet d’étude de son narrateur dans « Soumission » n’est guère étonnant. Huysmans était un pessimiste qui croyait profondément en l’Homme, mais pas en son prochain. C’était un prophète des temps modernes qui appréciait son rôle de cassandre. Léon Bloy, pourtant si proche par la pensée et le caractère, a dit – on croirait que l’ange exterminateur se décrit en personne ! – qu’il semblait « ne pouvoir admettre que lui-même en la présence de lui-même ». À la lecture de ces trois anthologies, force est de constater que Léon Bloy n’avait pas tout à fait tort. Mais la vivacité de ces pages nous rappelle que Huysmans n’est pas qu’un simple peintre de nature morte, comme d’aucuns l’ont écrit. Il est le peintre de la vie même, celle qui bat au cœur des quartiers de la capitale, dans les cafés tapageurs aux lustres éclatants, celle qui jaillit de tous ces visages sculptés au fronton des cathédrales. L’âme de Huysmans est comme ces édifices de pierre qu’il a tant aimés : un macrocosme qui embrasse tout, « une bible, un catéchisme, une classe de morale, un cours d’histoire ». Elle est une cathédrale : elle mérite qu’on s’y attarde un instant et qu’on y fasse silence pour entendre cette voix qui nous parle par-delà les siècles.