Les mots d’Anna

The Way She Dies

© Filipe Ferreira

Cela fait plus de vingt ans que Tiago Rodrigues et les tg STAN se côtoient et collaborent, réunis assurément par un amour commun de la littérature. Avec « The Way She Dies », c’est autour de la figure archétypale d’Anna Karénine qu’ils se retrouvent, dans une création d’une douce beauté.

« Il y a dans tout grand livre une prédilection pour les individus dont le destin ne tolère pas les formes que la communauté veut leur imposer », affirme l’Ulrich de Robert Musil, et c’est d’abord de cette révolte qu’il s’agit dans le chef-d’œuvre russe décompilé et adapté à la sauce Rodrigues ; Anna Karénine y reste la plus grande héroïne réflexive, qui se regarde elle-même amoureuse et menant son combat entre l’amour et la vie. Ici, le livre de Tolstoï, ces « 490 grammes », est un objet-gimmick passé de main en main, lu tour à tour par les quatre comédiens, mais qui n’est en rien réduit à un MacGuffin superfétatoire : c’est plutôt le pivot imprégné de sens autour duquel s’articule la métahistoire, celle de ces deux couples portés et déchirés par leurs passions adultères. Car « ce livre n’est pas une chose, c’est quelqu’un ». Cette présence absente, celle d’Anna, est l’obsession et le point de raccrochage du récit – banal mais juste – créé par Tiago Rodrigues pour les tg STAN (publié aux Solitaires intempestifs). La grande intelligence du texte est de ne pas réduire le drame aux enjeux amoureux : « Sa façon de mourir » est certes l’écho d’une certaine façon de vivre, de refuser de confiner ses élans du cœur à l’irréductible de la réalité sociale ; mais il y est tout aussi question de deuil, de solitude et d’exil de soi-même.

Autour de cette frontière poreuse entre fiction et réalité, les tg STAN délivrent leur sempiternel jeu volontairement sobre et fragile – une simplicité élégante qui concorde parfaitement avec la sensibilité de Tiago Rodrigues. À la singularité linguistique des comédiens (flamand, portugais, français) s’opposent l’universel des sentiments et l’apparente interchangeabilité des personnages qui les vivent. Isabel Abreu, portugaise, apprend le français dans une traduction d’un roman russe aussi bien que dans un poème d’Apollinaire (le magnifique « Suicidé »). Et si le projet interroge le rôle de la traduction dans l’appropriation que chacun se fait de la langue, il en aborde l’énigme non pas à la façon d’un bréviaire gravé dans le marbre mais comme un « éclair » – un écho à Nietzsche et à nos vies composées de rares instants isolés, suprêmement chargés de sens, et d’intervalles infiniment nombreux dans lesquels nous frôlent tout juste les ombres de ces instants.

Est-ce que l’amour, ça fait mal ? L’interrogation truffaldienne ne résonne pas dans le pathos tragique du drame, mais dans le triomphe du langage à exprimer la souffrance, et, possiblement, à la purger par les mots. Comme la démonstration vaine pas tant que la littérature prouve que la vie ne suffit pas, mais plutôt que la vie est d’abord le récit qu’on en fait. Parce qu’une histoire d’amour, c’est avant tout une histoire. Ici, celle de l’Anna Karénine qui sommeille, peut-être, en chacun.